Histoire – l’épopée des Affreux du Katanga

Les « Affreux », où l’âge d’or de l’épopée mercenaire

La mécanisation des armées, l’industrialisation de la guerre, la bipolarisation du monde après la Seconde Guerre mondiale semblaient devoir reléguer les soldats de fortune à quelques conflits marginaux. Or, le chaos de la décolonisation fait surgir un mercenariat moderne, popularisé par nombre de figures emblématiques et, pour certaines, carrément légendaires.

La poudrière congolaise

Ce que l’on a appelé la « crise du Congo » belge, est presque concomitante de la proclamation de l’indépendance survenue le 30 juin 1960. Dès le 11 juillet en effet, la riche province minière du Katanga fait sécession, sous la direction de Moïse Tshombé, suivie par le Sud-Kasaï le 8 août. En septembre 1960, le Congo plonge définitivement dans le chaos lorsque le président Joseph Kasa-Vubu révoque, avec l’appui de son chef d’état-major, Joseph-Désiré Mobutu, le premier ministre en titre, Patrice Lumumba. Ce dernier, progressiste, s’apprêtait à demander une assistance économique et militaire à l’Union soviétique. Arrêté, Lumumba est exécuté en janvier 1961, mais ses partisans, réfugiés dans l’est du pays, équipés par les pays communistes, prennent les armes à leur tour. 

Il devient très tentant, pour certains des belligérants, de faire appel à des cadres et combattants étrangers. Le coup d’envoi est donné, dès l’été 1960, par un résident belge au Congo, Jean Shramme. Né à Bruges en 1927, il s’installe au Congo à l’âge de 18 ans, pour diriger une plantation. Dans les jours qui précèdent la proclamation de l’indépendance, le pays est parcouru de bandes de partisans de Lumumba qui attaquent et pillent les propriétés appartenant à des Européens. Schramme crée un groupe paramilitaire de 60 indigènes et 10 blancs, qui constitue le premier embryon d’un groupe mercenaire au Congo.

Dès l’indépendance du Katanga, il se met au service de Tshombé qui manque de cadres pour son armée, la « Gendarmerie katangaise », forte d’une dizaine de milliers d’hommes. Dans l’atmosphère générale de violences et de troubles, le Katanga, bien que non reconnu par l’ONU, apparait alors comme un havre de paix et de prospérité. « Nous avons fait sécession du chaos », se justifie Tshombé. 

Le temps des Affreux

Les mercenaires présents au Congo sont surnommés « les Affreux ». La légende veut que ce nom soit né de l’exclamation d’une jeune femme belge. Croisant à Elisabethville, aujourd’hui Lulumbashi, un groupe de mercenaires barbus, échevelés et sales, après 30 jours passés dans la brousse, elle se serait exclamée « mais ils sont affreux ! ». Par bravade autant que par amusement, ils en auraient fait une fierté. 

Combien sont-ils à venir guerroyer au cœur de l’Afrique ? Plusieurs centaines assurément, et probablement pas plus de 2000 simultanément. La grande majorité d’entre eux sont des « soldats perdus », ne parvenant pas à revenir à la vie civile après des années de service dans les armées du monde entier. Ce n’est en tous les cas pas l’argent qui les motivera, puisqu’ils ne sont payés que 50 francs à l’engagement et 100 francs à la fin de leur séjour, le salaire minimum mensuel en France est de 284 francs en 1960. Pendant la durée de leur service, c’est le règne de la débrouille, de la vie sur le pays…

Ils sont regroupés au sein de commandos, dont la numérotation varie au fil des mois, regroupés autour de chefs qui devenus célèbres. Il y a bien entendu le Belge Jean Schramme, déjà mentionné, mais aussi le Français Bob Denard. Un troisième personnage joue un rôle central, c’est l’Irlandais Mike Hoare. Surnommé « Mad Mike », c’est un vétéran de la Seconde Guerre mondiale ayant combattu en Birmanie contre les Japonais. Après-guerre, il s’est installé en Afrique-du-Sud où il organise des safaris. Les hommes placés sous ses ordres, qu’il parvient à payer à peu près régulièrement, portent d’ailleurs souvent un écusson rappelant cette lointaine filiation.

Un autre Français, Roger Faulques, joue un rôle important. Ancien officier du 1er REP dissous, il commence sa carrière militaire dans les rangs de la Résistance, avant de terminer la guerre au sein de la 1ère Armée du général de Lattre de Tassigny. Il sert ensuite en Indochine, participe à l’intervention anglo-française à Suez, combat en Algérie. Au Congo, il est l’un des relais du gouvernement français et de la « Françafrique ». 

Au fur et à mesure, on retrouve pratiquement toutes les nationalités au sein des « Affreux ». Il faudrait citer l’Afrikaner Jeremiah Puren et le Polonais Jan Zumach, artisan l’un et l’autre de la mise sur pied de la petite mais combattive aviation katangaise, l’Avikat. On trouve aussi des Grecs comme Pavlos Galinos, vétéran de la guerre civile contre les communistes du général Markos (1946-1949), des Sud-Africains, des Rhodésiens, des Britanniques, des Belges et des Français bien entendu, des Néerlandais, une poignée de Scandinaves et d’Américains, des Portugais, et un Roumain, Fernando Kalistrat, surnommé « l’Espagnol », à cause de son passé dans la Légion étrangère espagnole. On trouve évidemment des Allemands, et des Autrichiens, jeunes anciens combattants, très souvent, de la Seconde Guerre mondiale.

Face aux Shimbas

La capitulation du Katanga, le 18 janvier 1963, face aux assauts combinés de l’armée congolaise et de l’ONU, marque la fin d’une première étape. Les mercenaires passent en Angola où ils sont désarmés, certains rentrent en Europe. Mais la vie politique du Congo est pour le moins mouvante en ces premières années d’une indépendance balbutiante. En 1964, par un curieux revirement de situation, Moïse Tshombé, l’ancien leader katangais en exil, apparait à bon nombre de ses anciens adversaires comme le plus à même de gérer la crise congolaise qui, malgré la reddition du Katanga, n’a jamais cessé. En effet, dans l’est du pays, la rébellion menée par les anciens partisans de Patrice Lumumba connait un développement spectaculaire. Organisés au sein d’une Armée Populaire de Libération, plus connus sous le nom de Rébellion Simba (lion, en langue swahilie), ces combattants sont essentiellement des déserteurs de l’armée congolaise et des jeunes, voire de très jeunes gens. Si les dirigeants, comme Christophe Gbenye ancien syndicaliste, Laurent-Désiré Kabila, qui prendra le pouvoir 30 ans plus tard, et Pierre Mulele, ancien ministre de l’Education de Lumumba, sont clairement marxistes, l’idéologie de leurs troupes est bien plus volatile. Les pratiques magiques – ils sont convaincus que certains fétiches les protègent des balles transformées en eau à leur contact – alternent avec des allégeances tribales traditionnelles, le tout couronné par une consommation répétée et fréquente de drogues. Ces hordes de guerriers hallucinés, convaincus de leur invincibilité surnaturelle, submergent aisément des soldats gouvernementaux terrorisés et les contingents de l’ONU, peu convaincus de la supériorité de leur cause. Rapidement, la conquête vire au cauchemar pour les populations civiles conquises, africaines et européennes. Pillages, viols, prises d’otages, tortures, exécutions, massacres rythment l’avancée des Simbas. Devant l’urgence de la situation – la rébellion contrôle alors près de la moitié du territoire congolais et la prise de Stanleyville, aujourd’hui Kisangani, vire au carnage – Moïse Tshombé n’a qu’une seule alternative : rappeler les mercenaires. Dans la précipitation, 200 d’entre-eux sont jetés face aux Simbas durant l’été 1964. Rapidement, ceux qui avaient été contraints à la reddition en janvier 1963 reviennent, accompagnés parfois de nouveaux visages. Les anciens groupes se reconstituent autour des chefs vétérans du Katanga, Schramme, Hoare, Denard. 

Et le miracle se produit. Par leur audace et leur esprit de corps, grâce à leur expérience militaire et leur sens de l’initiative et de la débrouille, quelques centaines d’hommes parviennent à endiguer la menace simba. En novembre 1964, une opération des parachutistes belges, soutenue par l’aviation américaine, et appuyée au sol par les mercenaires, permet de libérer Stanleyville et bon nombre d’otages. Un an plus tard, le départ des derniers instructeurs militaires cubains, dont Che Guevara, marque la fin de la rébellion simba. 

La révolte des mercenaires

Au moment même où s’achève cette guerre, le général Mobutu, l’homme fort de l’armée congolaise, s’empare du pouvoir. Tshombé s’enfuit en exil en Espagne. Le vaste territoire qu’est le Congo est cependant loin d’être pacifié, et le recours aux mercenaires demeure fréquent. C’est Denard qui se charge de coordonner l’action de ceux-ci avec celle des troupes régulières. Mais la situation se détériore rapidement. Les frictions entre mercenaires et militaires sont fréquentes, et l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) ne cesse de réclamer à Mobutu le renvoi des combattants blancs, jugés incompatibles avec un état africain indépendant. Par ailleurs, la dévaluation brutale, de 300%, de la monnaie congolaise ruine bon nombre de mercenaires. Leurs économies partent en fumée, leur solde ne vaut plus rien. Beaucoup se montrent nostalgiques de Moïse Tschombé. Et justement des rumeurs courent à son sujet, parlant d’un possible retour, d’un probable coup d’état. L’annonce de son arrestation à Alger, après que son avion a été détourné, provoque la colère des mercenaires. Le 5 juillet 1967, Schramme déclenche la révolte des mercenaires. 

Mais l’opération tourne vite au fiasco. Denard, grièvement blessé le 6 est évacué par avion sur la Rhodésie. La population, dans son immense majorité demeure apathique et seuls quelques centaines d’ex-Katangais et de Simbas repentis acceptent de marcher avec les mercenaires. Très rapidement, ceux-ci ne contrôlent plus que la ville de Bukavu, sur les bords du lac Kivu à la frontière du Rwanda, où ils se sont repliés. Schramme, talonné par l’armée congolaise, ne dispose que de 300 mercenaires et de 700 Katangais et ex-Simbas. Le siège va durer jusqu’en novembre 1967, jour de l’assaut final des 32000 hommes de l’armée congolaise. Le 1er novembre, Denard, à peine remis sur pied, tente une ultime opération de diversion depuis la frontière angolaise, à la tête d’une centaine de mercenaires et de 300 Katangais, obligés de faire demi-tour faute de munition. Le 4 novembre, Schramme et ses hommes parviennent à passer au Rwanda où ils sont désarmés. C’est la fin des « Affreux » au Congo. Mais d’autres lieux et d’autres causes les attendent.

Sous le soleil du Yémen

Dès la fin du Katanga, plusieurs mercenaires ont été approchés pour partir au Yémen. Depuis septembre 1962, dans cet état de la péninsule arabique, une terrible guerre civile oppose en effet les royalistes, partisans du roi Muhammad al-Badr, aux tenants de la République arabe du Yémen, nouvellement proclamée à la suite d’un coup d’état. Les premiers sont soutenus par l’Arabie saoudite et la Jordanie, les seconds par l’Egypte de Nasser et l’URSS. Les Britanniques, les Français et les Israéliens appuient discrètement les royalistes qui, bien que plus nombreux, sont largement sous-équipés. C’est alors que naît l’idée de recruter des mercenaires, essentiellement français et britanniques, pour instruire les dizaines de milliers de Bédouins du roi Badr et leur apprendre le maniement des armes modernes. En face, l’Egypte n’envoie pas moins de 70 000 combattants et instructeurs, pour soutenir la petite armée républicaine d’à peine 3000 hommes. Les mercenaires ne seront pas plus d’une cinquantaine à combattre dans cette guerre oubliée, au cœur des montagnes arides de l’un des déserts les plus inhospitaliers du monde. Parmi eux, Bob Denard, toujours, mais aussi des anciens du 1er REP et de l’OAS, comme l’idéaliste Jean Kay ou le chevaleresque Tony de Saint-Paul, alias Roger de Saint-Preux, qui y trouvera la mort. Leur engagement, comme leur sacrifice, n’empêchera pas la victoire républicaine en 1970.

Dans l’enfer du Biafra

Mais un autre théâtre d’opération attire en 1967 l’attention des grandes puissances et de l’opinion publique : le Biafra, cette riche province peuplée majoritairement par l’ethnie chrétienne des Igbos, fait sécession du Nigéria. Au-delà des rivalités religieuses ou ethniques, c’est bien le contrôle des zones pétrolières du Delta du Niger qui suscite l’intérêt des grandes puissances. Ces dernières, qui affichent pour nombre d’entre elles une neutralité de façade, se positionnent rapidement en bouleversant pour l’occasion les grands schémas géopolitiques de l’époque. La France, la Chine maoïste, la Rhodésie et l’Afrique du Sud choisissent le Biafra, tandis que le Royaume-Uni, les USA, l’URSS, le Canada et l’Egypte soutiennent le Nigéria. Une fois encore l’aide des mercenaires est requise pour aider à la mise en place de la jeune armée biafraise. La personnalité marquante des 250 mercenaires qui se succèdent au Biafra est Rolf Steiner. Cet Allemand a rejoint la Légion étrangère par goût de l’aventure. Il a combattu en Indochine, puis en Algérie. Membre de l’OAS, il a passé quelques mois à la prison de La Santé. Il tombe réellement amoureux du Biafra, au point d’en prendre la nationalité et de refuser toute solde. Il met en place et dirige la 4ème Brigade de commandos, élite de l’armée biafraise. Victime de cabale interne, il est pourtant expulsé en 1968. Véritable Robin-des-bois, il tente de se mettre au service des causes qu’il estime justes. Engagé auprès des rebelles chrétiens du sud Soudan, il est capturé en 1971. Cruellement torturé, il est finalement condamné à 20 ans de détention. Il sera libéré après presque quatre ans passés dans la terrible prison de Kober. 

A la recherche d’un sanctuaire

Dès lors, c’est une page de la grande aventure des mercenaires qui semble s’achever. Ils sont certes encore plusieurs centaines à combattre pour la Rhodésie blanche contre la rébellion communiste, à l’instar du Français Patrick Ollivier, engagé dans les Grey’s Scouts, les unités commandos à cheval de l’armée rhodésienne. Quant à Bob Denard il y dirigera une 7e Independent Company, composée de 120 francophones. Mais l’époque touche à sa fin.

Certains envisagent alors la création d’un sanctuaire mercenaire qui leur permettrait de « se poser » entre deux missions, deux engagements. C’est ainsi que nait, en 1975, un éphémère Front de Libération des Açores, dans lequel on retrouve notamment le Français René Resciniti de Says, qui tente de déstabiliser l’archipel portugais. La même opération sera tentée aux îles Seychelles, en 1981, par Mike Hoare. Mais c’est Bob Denard qui obtient le meilleur résultat. En 1978, il débarque avec 43 hommes aux Comores et s’empare du pouvoir. Il y réinstalle Ahmed Abdallah, ancien chef de gouvernement et opposant. Ayant créé une « Garde présidentielle », forte de 500 hommes, il fait figure de « vice-roi » des Comores jusqu’à sa chute et son départ en 1989.

Même si le mercenariat classique subsiste, il évolue beaucoup à partir des années 80. Le Liban, les Karens de Birmanie, les états de l’ex-Yougoslavie, génèrent un mercenariat idéologique bien peu préoccupé par le lucre. Inversement, le mercenariat rémunéré connait une seconde vie en se structurant autour de « Sociétés militaires privées » (SMP) comme la Sud-africaine Executive Outcomes, les Américaines DynCorp et Blackwater, la Russe CHVK Wagner. Le mercenariat moderne, illustré par l’utilisation massive et légale de ces SMP, notamment par les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan, semble aujourd’hui bien éloigné de l’épopée des Affreux du Katanga. 

Sylvain Roussillon

Paru dans la Revue d’Histoire Européenne n°13 (novembre 2022)