Insolite – La cuisine futuriste

Aux fourneaux avec les futuristes

Le futurisme est bien connu comme avant-garde artistique, et politique, rejetant la tradition esthétique et exaltant le monde moderne. Mais, plus qu’un simple courant plastique, le mouvement de Filippo Marinetti s’est voulu révolutionnaire de l’ensemble des formes d’expressions culturelles. Il a ainsi touché la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, le cinéma, la photographie… Il a fini, en toute logique, à se pencher sur cet art de vivre essentiel qu’est la cuisine.

C’est à l’occasion d’un dîner dans un restaurant milanais, La Penna d’oca, le 15 novembre 1930, que Marinetti et le peintre, poète et céramiste Luigi Colombo, dit « Fillia » prennent la décision de rédiger une déclaration publique consacrée à la cuisine : le Manifeste de la cuisine futuriste.  Le texte est publié dans la revue Comoedia le 31 janvier 1931. Il sera suivi d’un opuscule, « La Cuisine futuriste », édité en 1932.

Marinetti, qui en 1909, dans son Manifeste du futurisme exaltait « l’amour du danger, (…) le mouvement agressif ; l’insomnie fiévreuse, le pas de gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing… » se devait forcément d’aborder la cuisine sous l’angle d’une véritable révolution gastronomique.

Pour les futuristes, la force d’un peuple dépend de sa nourriture. Ils condamnent l’usage des pâtes, qualifiées de « religion gastronomique italienne absurde », qui « contrairement au pain et au riz, (…) sont un aliment qui s’avale, et ne se mâche pas (…). Le résultat est : faiblesse, pessimisme, inactivité nostalgique et neutralisme ». Et Marinetti de conclure : « Les spaghettis ne sont pas de la nourriture pour les combattants ».

Les futuristes réclament aussi l’abolition des couverts, mais aussi celle du « volume et du poids dans la manière de concevoir et d’évaluer la nutrition »,  ainsi que celle « des mélanges traditionnels au profit de l’expérimentation de tous les nouveaux mélanges apparemment absurdes ». Plus généralement, le manifeste revendique « l’abolition de la médiocrité quotidienne dans les plaisirs du palais ».

Une nourriture politique

La cuisine futuriste invite aussi la chimie à s’emparer des questions de nutrition. Par modernisme évidemment, mais pas seulement. L’idée est, d’une part, de faire baisser le coût de la vie et, d’autre part, de permettre aux producteurs et au prolétariat de gagner un temps précieux mis à profit pour « se perfectionner et s’ennoblir par la pensée et les arts ». Les nouveaux ustensiles de cuisine doivent désormais être des lampes à ultraviolets, des électrolyseurs, des alambics, des autoclaves, etc. Si possible bien entendu en aluminium, « le matériau futuriste par excellence : il est brillant, moderne et entièrement produit en Italie ».

Bien entendu cette gastronomie révolutionnaire se veut aussi politique. Marinetti prône l’italianisation des termes tels que « bar » pour le remplacer par quisibeve (ici on boit), le « cocktail » par polibibita (boisson plurielle), le « sandwich » par tramezzo (petit entre demi), terme inventé par D’Annunzio et qui appartient d’ailleurs aujourd’hui au paysage culinaire transalpin. Quant au rejet des pâtes, il a aussi pour objectif de limiter les importations de blé étranger et de développer la riziculture italienne, notamment dans la plaine du Pô, objet des grands travaux de mise en valeur lancés par Mussolini. Exception faite du café, dont le caractère énergétique est jugé hautement compatible avec le fascisme, le principe général de la cuisine futuriste demeure l’utilisation, en priorité, de produits italiens. L’une des recettes phares des futuristes, celle du Carneplastico, en est une des meilleures illustrations. Le plat, composé d’un gros cylindre de viande de veau, accompagné de onze variétés de légumes cuits, disposés verticalement au centre de l’assiette, couronné d’une épaisseur de miel et soutenu à la base par un anneau de boudin reposant sur trois sphères dorées de viande de poulet, se veut une « interprétation synthétique des paysages d’Italie et de ses potagers, jardins et pâturages ».

L’inspiration française

Il semble en outre que Marinetti se soit inspiré des réflexions et des travaux culinaires d’un chef français, Jules Maincave, né en 1890. La rareté des sources le concernant, le fait qu’elles soient parfois un peu contradictoires, a fait penser à certains que le personnage était fictif et qu’il s’agissait en réalité d’une sorte de signature collective. Cependant, le fait même qu’il soit nommé dans le Manifeste de la cuisine futuriste et explicitement désigné comme inspirateur et précurseur, plaide en faveur de la réalité du personnage.

Jeune cuisinier, il adhère au futurisme en 1913 et entreprend d’en accommoder les principes directeurs à son art : « Nous voulons une cuisine adaptée au confort de la vie moderne et aux derniers concepts de la science, écrit-il dans le journal Fantasio. Nous projetterons les rayons de notre soleil dans la grotte de vos cuisines, et les ténèbres seront dissipées. Nous renverserons vos buffets, nous renverserons vos poêles ».

Désireux d’échapper aux « méthodes traditionnelles de mélange », jugées « monotones jusqu’à la bêtise », il propose de remplacer les condiments habituels par des essences et des vinaigres de rose, violette, lilas, muguet… Il invite à des mélanges improbables pour l’époque, comme par exemple le bœuf au kummel – une liqueur allemande composée d’alcool pur, d’épices et d’herbes – garni de rondelles de bananes farcies de gruyère,  ou encore la purée de sardines au camembert, la crème fouettée à la tomate arrosée de vieille fine, la côtelette à la menthe, le poulet au muguet, la noix de veau à l’absinthe, le filet de mouton à la sauce de crevettes. L’essentiel selon Maincave, étant « de se garder d’avoir la main lourde quant à la dose des alcools, des aromates, des parfums ».

En 1914, il ouvre un « restaurant futurologue » à Paris, 9 rue George Saché dans le XIVème arrondissement. Il décrit la cuisine futuriste comme « l’harmonie originale de la table (verrerie, poterie, décoration) avec les saveurs et les couleurs de la nourriture ». La formule sera reprise par Marinetti.

Mobilisé, il sert comme chef cuistot au sein du 90ème RI. Il continue à expérimenter des plats à base d’herbes cueillies dans les bois autour de sa roulante. Il invente un « beefsteak d’attaque » à base de bœuf et de gnôle régimentaire, une purée de fromage « au pinard ». Il est tué sur la Somme, le 30 octobre 1916, ayant refusé de se mettre à l’abris estimant qu’on « ne cuisine pas dans une cave ».

La revue Roma futurista lui rend hommage en 1920.

La mise en pratique

Assez mal reçue par le grand public lors de la parution du Manifeste, la cuisine futuriste ne se limite cependant pas à une énumération de grands principes plus ou moins révolutionnaires ou provocateurs. Le 8 mars 1931, se déroule le banquet inaugural d’un restaurant futuriste baptisé Taverna del Santopalato, Taverne du Saint Palais. Située Via Vanchiglia 2, à Turin, l’établissement est décoré par des architectes et artistes futuristes. L’intérieur imite celui d’un sous-marin, avec des murs aluminium – le matériau futuriste -, des colonnes lumineuses, des hublots. Certaines tables sont en forme d’avion, afin de permettre la tenue d’aerobanchetti, puisque les futuristes ont une passion pour l’aviation, symbole de la modernité et de la science.

Mais, ce qui frappe le plus, c’est bien entendu les plats servis. Outre le Carneplastico, déjà mentionné, on sert aussi le PolloFiat, en hommage à la marque de voiture, un poulet farci de sabayon, placé sur des coussins de crème fouettée et décoré de confettis argentés qui doivent simuler des roulements à billes. On peut aussi commander un Equatore + Polo Nord – Equateur + Pôle nord -, composé « d’une mer équatoriale de jaunes d’œufs avec huître au poivre et sel citronné ». Au milieu « émerge un cône fouetté et solidifié de blancs d’œufs, remplis de quartiers d’orange comme des tranches juteuses de soleil ». Enfin, « le sommet du cône est parsemé de morceaux de truffe noire taillés en forme d’avions noirs conquérant le zénith ». Quant aux dames, car ce plat leur est réservé, elles peuvent se régaler de l’ultravirile, une queue de homard en coquille, recouverte de zabaglione – un dessert italien élaboré à partir d’œufs, de Marsala et de sucre – et entourée de langues de veau tranchées.

La dégustation s’accompagne de sensations sonores, tels que des morceaux de Bach ou de Wagner, ou tactiles, chaque bouchée s’accompagnant d’une caresse sur un morceau de velours, de satin ou de papier de verre. En outre, les serveurs vaporisent des parfums sur la nuque des convives afin de stimuler leur sens olfactif.

L’expérience pratique prend fin en 1940 avec le début de la guerre.

Une postérité certaine

La cuisine futuriste a cependant ouvert la porte à de nouvelles approches gastronomiques. Le mariage du salé et du sucré, du chaud et du froid, des produits de la terre et de la mer, constitue un héritage direct des pratiques initiées par Maincave et Marinetti. Il en va de même pour le recours à la chimie, aux ozoneurs, électrolyseurs et autres centrifugeuses qui annonce la cuisine moléculaire. L’utilisation de parfums, de couleurs, d’artifices divers pour favoriser une symbiose complète entre le contenu de l’assiette et son environnement se retrouve désormais dans nombre de restaurants étoilés.  La recherche de l’esthétique, de l’équilibre chromatique dans les plats, est encore l’illustration d’une postérité futuriste dans le monde de la cuisine.

Ainsi, malgré son exubérance, la cuisine futuriste s’est ancrée petit à petit dans certaines de nos habitudes culinaires. C’est la force de certaines avant-gardes.

Sylvain ROUSSILLON

Paru dans Réfléchir & Agir n°77 (printemps 2023)