Portraits – le marquis de Morès

Un aventurier oublié : le marquis de Morès, souvent rude, et pas toujours courtois…

Le voyageur égaré dans les quelques rues qui composent la petite ville américaine de Medora (130 habitants), dans le Dakota du Nord, aura la surprise de découvrir, plantée au milieu du square public qui fait face à un petit musée local du western, la statue d’un aristocrate français, le marquis de Morès. Rien d’étonnant à ce stade, puisqu’il est le fondateur, en 1883, de cette bourgade à laquelle il a donné le nom de sa femme, Médora von Hoffman.

Antoine-Amédée-Marie-Vincent Manca-Amat de Vallombrosa, marquis de Morès, naît à Paris en 1858. Il est le descendant d’une famille de la noblesse sarde exilée en France à la suite d’une assez obscure histoire de complot contre la famille royale de Piémont. Après l’école militaire de Saint-Cyr, où il est en classe avec le futur maréchal Pétain ainsi qu’avec Charles de Foucauld, puis celle de Saumur, Morès sert quelques temps en Algérie. Il quitte l’armée en 1882 pour épouser, au château de la Bocca, à Cannes, propriété familiale aujourd’hui détruite, une riche héritière new-yorkaise, Médora von Hoffman. Le prince de Galles, futur Edouard VII, assiste à la cérémonie.

L’homme des hautes plaines

L’année suivante, Antoine de Morès part s’installer dans les Badlands, dans le Dakota, où il fonde un ranch, le « Château Morès », qui se visite toujours, et la ville de Medora. Durant son séjour dans diverses grandes villes américaines, le marquis avait été épouvanté par les terribles conditions de vie du prolétariat américain. Aussi envisage-t-il de fournir directement aux grandes métropoles ouvrières de Chicago et New-York, à de faibles coûts, la viande de ses troupeaux, nourris au pâturage, et non pas engraissés aux grains, court-circuitant ainsi les intérêts monopolistiques du puissant Chicago beef Trust.

Morès crée d’abord un abattoir, puis une usine de conditionnement des viandes. Et, pour négocier avec les compagnies de chemin de fer, il fonde aussi sa propre société de transports. Celui que l’on surnomme « l’Empereur des Badlands » est par ailleurs en butte aux attaques des voleurs de bétail dont certaines bandes sont financées par le Chicago beef Trust. Il s’ensuit une véritable petite guerre locale de plusieurs mois, entre les cowboys de Morès et les hommes de main du Trust, qui ne fera pas moins de 19 morts et plusieurs dizaines de blessés. Morès manquera d’en venir aux mains avec un de ses puissants voisins, le futur président Theodore Roosevelt, qu’il soupçonne de faire le jeu des industriels de la viande. Ces derniers vont faire pression, avec l’aide des grands céréaliers qui nourrissent les troupeaux dans les gigantesques parcs à bestiaux de Chicago, sur les compagnies de chemin de fer pour torpiller Morès.

Les négociations traînent en longueur, les trains prennent du retard, les wagons se perdent. Au début de l’année 1886, Morès, ruiné, abandonne ses rêves et quitte les Etats-Unis, victime, selon l’écrivain Georges Bernanos dans La Grande peur des bien-pensants, de la « coalition des éleveurs et des banques juives ».

Après un court séjour au Tonkin, où il étudie la possibilité de tracer un ligne ferroviaire à travers la jungle, à la frontière avec la Chine, il est rappelé en France à cause de l’opposition du gouverneur général de l’Indochine, le radical-socialiste Ernest Constans.

A La Villette, on tranche le lard

De retour en France, Antoine de Morès est un des premiers adhérents de la Ligue nationale antisémite de France (LNAF) fondée par Edouard Drumont dans la suite du succès de son ouvrage, La France juive. Parallèlement, il se lance corps et âme dans la campagne électorale du parti boulangiste pour les élections de 1889. Il tente de faire, sans grand succès, la jonction entre ces deux mouvements.

L’énergie qu’il déploie durant cette campagne, haranguant les foules et prenant la tête de manifestations, perturbant les réunions adverses et faisant le coup de poing, lui vaut une belle popularité, notamment parmi le petit peuple parisien. Le marquis rassemble ses propres partisans au sein d’un groupe intitulé « Morès et ses amis ». Installé rue du Mont-Thabor, Morès rayonne surtout dans le XIXème arrondissement de Paris, parmi les bouchers des abattoirs de La Villette qui vont constituer ses troupes de choc. Dans ce milieu ouvrier et populaire, la gouaille du marquis, avec ses « j’m’en fous ! » et ses « nom de Dieu ! », fait merveille. Sa stature d’aristocrate et son maintien d’officier de cavalerie séduisent les masses prolétaires du nord de la capitale. Son passé « américain », sa connaissance des problématiques d’élevage, de viande et d’abattage, ne sont pas pour rien dans son implantation à La Villette.

Chef plébéien, Morès fascine également une partie de l’extrême-gauche. Un meeting public, attestée par les archives et la presse de l’époque (Cf. « Une réunion anarchiste », Le Petit Journal, 16 avril 1890), le voit prendre la parole aux côtés de la célèbre « Vierge rouge », Louise Michel. Dans la salle surchauffée, les anarchistes, les socialistes-révolutionnaires et les vétérans de la Commune, se mêlent aux employés nationalistes et aux bouchers antisémites. Le résultat immédiat de cette réunion est un appel à une manifestation conjointe devant l’hôtel particulier de la famille Rothschild, le 1er mai 1890. Morès y est arrêté, ainsi que quelques dizaines d’anarchistes et de socialistes, et condamné à trois mois de prison. Les milieux nationalistes et boulangistes, apeurés, font profil bas. A sa libération, le marquis, déçu, se détache, sans toutefois se détourner totalement, du nationalisme sociologique de la petite bourgeoisie.

En outre, ses contacts avec certains milieux anarchistes, socialistes et syndicalistes l’amènent à socialiser son discours. Il n’hésite pas à se définir comme un « socialiste indépendant », voire un « socialiste révolutionnaire », et à appeler de ses vœux une « révolution sociale nécessaire » le jour où le « cerveau des masses » prendra conscience de l’énorme potentiel que pourrait constituer le mariage de « l’organisation syndicale des travailleurs » avec « le mouvement antisémite ». Dans un opuscule intitulé « Le Secret des changes », Morès qualifiera, d’une manière assez prémonitoire, cette aspiration à un consensus national de « faisceau ».

Dès lors, que l’on surnomme le « César de La Villette », tient le pavé dans les arrondissements nord de Paris, parfois même habillé en cowboy, avec chemise en toile et stetson, à la grande joie de ses partisans. A l’entrée du quartier des abattoirs, trône même un portrait en pied du marquis, armé d’un hachoir, et invitant le quidam à trancher son « youpin quotidien ». Homme d’action volontiers provocateur, Morès multiplie les duels contre ses adversaires politiques. Le point d’orgue est atteint, le 23 juin 1892, lorsqu’il tue, lors d’un combat à l’épée sur l’île de la Jatte, dans l’ouest parisien, un officier juif, le capitaine Mayer. L’affaire aura un grand retentissement dans la presse de l’époque.

Le marquis lance même un journal, La Délivrance, auquel participent plusieurs rédacteurs de La Revue socialiste, comme Eugène Fournière, un mensuel fondé en 1885 par le guesdiste Benoît Malon, un ancien communard internationaliste. Pour la petite histoire, François Mitterrand sera un éphémère patron de cette Revue en 1974…

En 1893, Morès se rend dans le Var, à Draguignan, où, soutenu par des dockers de Marseille, Toulon et La Ciotat, il mène une campagne acharnée contre le député sortant, Georges Clémenceau, qui est battu de justesse. Il est malgré tout déçu du résultat global des élections qui voient baisser le nombre des députés nationalistes et antisémites. Morès envisage alors d’autres horizons pour son action.

« Il faut passer par le désert et y séjourner pour recevoir la grâce de Dieu » – Charles de Foucauld

Un nouveau projet bouillonne en effet dans l’esprit du marquis de Morès.

Depuis 1881, les Britanniques et leurs alliés égyptiens font face à une redoutable rébellion millénariste musulmane, le Mahdisme. En 1885, la chute de la ville de Khartoum, au Soudan, a couté la vie au légendaire Gordon Pacha et a entraîné la proclamation du Mahdiyah ou Etat mahdiste.

Morès qui, lors de son séjour en Algérie durant sa carrière militaire, a pu constater l’hostilité des populations arabes à l’encontre des Juifs, imagine alors de promouvoir ce ressort. Il fonde d’ailleurs en 1894 un Parti antisémite algérien. Il envisage de lever des troupes irrégulières dans les confins sahariens, de traverser le désert libyen en y ralliant les confréries senoussies et tidjanes, puis de rejoindre la rébellion mahdiste. Les deux forces remonteraient alors la vallée du Nil, chassant les Britanniques, puis les Juifs, des rivages de l’Afrique du nord.

Le projet de Morès trouve un épilogue tragique et prématuré le 9 juin 1896, puisqu’il est assassiné par des hommes de sa propre escorte touareg à El-Ouatia, à la frontière de la Tunisie et de la Libye. Ses obsèques, à Paris, rassemblent des milliers de personnes. Le Président de la République, Félix Faure, ainsi que le Comte de Paris, y envoient chacun un représentant. Barrès et Drumont y prononcent un éloge funèbre.

La fin d’un monde

Antoine de Morès a occupé une position unique et singulière dans la vie publique française. Le personnage fut en effet à la croisée de quatre courants bien distincts : cadres nationalistes, intellectuels antisémites, activistes anarchistes et syndicalistes, masses plébéiennes urbaines. Figure aujourd’hui oubliée, ce précurseur du nationalisme-révolutionnaire est encore honoré à Cannes, où un square de Morès a pris la place du château de la Bocca. Une allée et une rue du Marquis de Morès, à Garches, ont été débaptisées en octobre 2022 au profit de Marie Curie, Lucie Aubrac et Simone Veil.

Sylvain Roussillon

Article paru dans Réfléchir & Agir n°78 (été 2023)