Histoire – Le mouvement des suffragettes

Quand féminisme rimait avec fascisme

Depuis de nombreux mois, la vie politique dans les pays occidentaux est littéralement contaminée par ce phénomène qu’on appelle le « wokisme » : entre haine de soi, rejet de ses racines, surenchères dans les revendications sociétales les plus folles… On peut ranger dans cette dernière catégorie les injonctions de certaines féministes, dont la récente députée Sandrine Rousseau, faites aux hommes de se « déconstruire », … Il fut un temps, cependant, où féminisme rimait davantage avec fascisme qu’avec wokisme…

Le mouvement des suffragettes, c’est-à-dire en faveur du droit de vote des femmes, a été particulièrement fort et actif au Royaume-Uni. Organisées en 1903 au sein de Women’s Social and Political Union (WSPU), ces féministes vont se livrer à une guerre d’usure de plus de 10 ans contre les autorités institutionnelles britanniques. Manifestations, démonstrations, arrestations, grèves de la faim, mais aussi à partir de 1910 des attentats, avec actes de vandalisme, incendies criminels, lettres piégées au phosphore, et même des bombes -250 au total ( !), sont les moyens d’action utilisés par ces femmes. L’une d’entre elle trouvera même la mort, en 1913, lors d’une action de propagande lors du derby d’Epsom en présence du roi George V.

Elles participeront cependant à l’effort de guerre du Royaume-Uni, mettant leurs revendications en sourdine, et obtenant par là-même la satisfaction de leurs droits à partir de 1918. Ces femmes, et leur lutte, ont depuis été élevées au rang d’héroïnes dans le panthéon de l’histoire sociale britannique.

La femme qui n’aimait pas Vélasquez

Aussi, le choc a été de taille lorsqu’en 2010, un documentaire de la BBC a dévoilé le fait que plusieurs de ces figures féministes, saluées et honorées unanimement, avaient milité, dans les années 30 dans les rangs de la British Union of Fascists de sir Oswald Mosley.

Trois d’entre elles, notamment, ont atteint une vraie notoriété dans les rangs des suffragettes. Mary Raleigh Richardson d’abord, née en 1882, probablement la plus célèbre, est une activiste qui a été une des artificières du groupe, et qui, en 1914, a lacéré le tableau de Vélasquez, Vénus à son miroir, exposé à la National Gallery, pour protester contre les violences policières faites aux suffragettes. Elle écopera d’une peine maximum de 6 mois de prison, car les crimes de terrorisme et de vandalisme ne sont alors pas encore prévu par la loi britannique à l’époque. En 1922, elle tente en vain sa chance aux élections législatives, sous l’étiquette du Labour, n’obtenant que 22,6% des voix dans la circonscription d’Acton. En 1932 cependant, elle surprend bon nombre de ses anciens amis en annonçant son ralliement à la British Union of Fascists récemment fondée, en déclarant : « j’ai d’abord été attiré par les Blackshirts parce que j’ai vu en eux le courage, l’action, la loyauté, le don de soi, et la capacité de servir que j’avais connus dans le mouvement des suffragettes ». En 1934, elle devient responsable de l’organisation des sections féminines du mouvement dont elle s’éloigne en 1936. Elle décède à Hastings en 1961.

Hypnotisée par Hitler

Née en 1878, Mary Sophia Allen rejoint les rangs féministes en 1908 et s’occupe successivement de la structuration du mouvement dans le sud-ouest puis à Edimburg. Elle est arrêtée à plusieurs reprises à partir de 1909, notamment pour avoir brisé les vitres du Club libéral de Bristol ainsi que celles du Home Office, le ministre de l’Intérieur britannique. Gréviste de la faim en prison, elle y est alimentée de force. En 1914 cependant, elle se rallie à l’effort de guerre et devient une des fondatrices des auxiliaires féminines de la police, le Women Police Service (WPS), destinées à suppléer en partie l’absence des hommes partis sur le front. Elle s’y spécialise dans la lutte contre la prostitution (qu’elle surnomme « l’esclavage blanc ») et fonde, en 1916, le premier service de secours aux mères et aux enfants. Son action lui vaut d’être décorée de l’Ordre de l’empire britannique (OBE). Elle militera, sans succès, pour la mise en place d’un service de réservistes féminines. Candidate libérale dans la circonscription de Westminster St George’s en 1922, elle échoue en ne réunissant que 6,5% des voix. Lors de la Grève générale de 1926, elle mobilise des anciennes camarades suffragettes ou du WPS et se met au service des briseurs de grève. Au début des années 30, elle entame une série de périples à l’étranger, notamment pour lutter contre la prostitution dans les colonies de l’Empire. Au fil de ses déplacement, elle rencontre Mussolini, puis Hitler, en 1934, avec lequel elle a un long échange privé, en tête-à-tête, sur la question de la féminisation des forces de l’ordre. « Pendant deux heures et demie, écrira-t-elle, je me suis assise, absolument ravie, en écoutant le grand dictateur… les gestes hypnotiques de cet homme, sa voix puissante et passionnée et ses yeux visionnaires m’ont tenu en haleine » ajoutant qu’Hitler était « un ami durable de l’Angleterre et un frère de sang des honnêtes gens ordinaires d’Europe ».

Elle aura ultérieurement d’autres entretiens, avec Franco, O’Duffy, Goering. Elle participe activement à la presse de la British Union of Fascists, se spécialisant sur les questions touchant à l’Allemagne. Oratrice de la BUF à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, elle est exclue du Women’s Voluntary Service pour avoir refusé de prendre publiquement ses distances avec le chef du IIIème Reich.

Bête noire du député travailliste de Colne Valley, Glenvil Hall, elle est emprisonnée en juin 1940 dans le cadre du dispositif Defence Regulation 18B, permettant l’arrestation et la détention sans procès des militants et sympathisants fascistes britanniques.

Après la guerre, elle milite activement pour la défense animale et contre la vivisection, tout en demeurant proche de Mosley et de son nouveau parti, l’Union Movement (UM), fondé en 1948. Elle meurt dans un hospice de Croydon en 1964.

Volcans éteints

Née Norah Doherty, à Dublin en 1878, connue sous son nom de femme mariée, Norah Elam, cette figure du féminisme rejoint très tôt la Women’s Social and Political Union (WSPU) dont elle assure le secrétariat général. Emprisonnée pour activités terroristes au printemps 1914, elle participe à la campagne de grèves de la faim et doit subir, elle aussi, le supplice de l’alimentation forcée. En 1918, elle se présente, sans succès, comme candidate indépendante, dans la circonscription de Richmond, dans le Surrey, recueillant cependant 20,4% des voix. Très investie dans les années 20 dans la cause animale, elle devient une des dirigeantes de la Société nationale antivivisection et publie plusieurs ouvrages sur le sujet. C’est dans ce contexte qu’elle fait la connaissance d’un certain Wilfred Risdon, syndicaliste, membre de l’aile gauche du parti travailliste, l’Independant Labour Party (ILP), et militant anti-vivictionniste. Risdon soutient, au sein de l’ILP, la politique du jeune ministre travailliste chargé de la lutte contre le chômage, Oswald Mosley. Risdon suit Mosley dans son éphémère tentative de créer son New Party (NP), puis en 1932 dans la naissance de la British Union of Fascists dont il prend la direction de la propagande. Cette année même, Norah et son compagnon, Dudley Elam, rejoignent les rangs du parti fasciste nouvellement créé. Elle milite activement dans les sections féminines de la BUF et écrit régulièrement dans la presse du parti. Dans un article célèbre, elle s’en prendra à ses anciennes camarades devenues antifascistes, les qualifiant de « volcans éteints, errant dans les arrière-bois du pacifisme et de la décadence internationale ».

Emprisonnée en 1940 dans le cadre du Defence Regulation 18B, elle devient une proche de Diana Mosley, l’épouse du leader de la BUF, elle-aussi incarcérée. Après guerre, elle poursuit son engagement en faveur de la cause animale tout en participant aux activités de l’Union Movement (UM) le nouveau parti de Mosley. Elle décède en 1961.

La vision moderne de Mosley

L’itinéraire politique de ces femmes a longtemps été passé sous silence, tandis que l’originalité du mouvement de Mosley était caricaturée. Ces omissions et ces approximations ne favorisent évidemment pas une bonne compréhension du phénomène.

Séducteur et séduisant, Mosley apprécie la compagnie des femmes, et en particulier des femmes éduquées. La détermination des suffragettes durant les années précédant la Première Guerre mondiale a suscité chez lui une réelle et sincère admiration. Contrairement à certains fascismes latin qui entendent, sauf exception rare, repositionner les femmes dans un rôle traditionnel de mères et d’épouses, Mosley est parfaitement conscient de l’existence, au Royaume-Uni, d’une catégorie de population féminine éduquée, célibataire, financièrement indépendante. Aussi, tout en déclarant qu’il veut des « hommes qui soient des hommes, et des femmes qui soient des femmes », il promet aux femmes qui le rejoignent une réelle représentation politique dans le futur état corporatif fasciste qu’il appelle de ses vœux. En outre, le programme de la BUF propose de développer quantitativement et qualitativement un certain nombre de professions supérieures prioritairement destinées aux femmes, dans le domaine de la santé et de l’éducation par exemple. Pour de nombreuse femmes patriotes, actives et indépendantes, le fascisme de Mosley apparait dès lors comme une sorte de « féminisme nationaliste ».. « Mon mouvement, commentera Mosley, a été en grande partie construit par la détermination des femmes ; elles défendent leurs idéaux avec une immense passion. Sans les femmes, je n’aurais pas pu faire le quart du chemin ». Quant à Norah Elam, elle justifiera ainsi son engagement :  « le fascisme est la conception logique, bien que beaucoup plus grandiose, des questions capitales soulevées par les femmes militantes d’il y a une génération ».

Sylvain Roussillon

Article paru dans Réfléchir & Agir n°76 (hiver 2022)