Histoire – IRA – l’organisation paramilitaire irlandaise

Lorsque le nationalisme irlandais penchait à droite

Avec la victoire électorale du Sinn Fein en Irlande du Nord, c’est toute l’histoire d’un conflit désormais oublié qui est revenue sur le devant de l’actualité.  Nous sommes nombreux à être admiratifs de la lutte de libération nationale conduite par l’IRA depuis plus de cent ans. De la vieille IRA, héritière de l’insurrection de la Pâque 1916, aux militants cagoulés de l’IRA-Provisoire, la geste de ces combattants a durablement marqué les esprits. Seul bémol à notre enthousiasme : le caractère marxiste ou marxisant de l’organisation paramilitaire irlandaise. Et pourtant, pendant près de 20 ans, l’IRA fut une organisation traditionaliste et national-catholique, non dénuée de certains penchants fascistes ou fascisants. Retour sur une période oubliée (occultée ?) de l’histoire du nationalisme irlandais.

Après la Guerre civile irlandaise (1922-1923), l’IRA, amoindrie, se lance dans une lutte solitaire et clandestine contre la partition de l’Irlande tandis que le Sinn Fein, refusant de reconnaître l’Etat libre, finit par renoncer à se présenter aux élections en pratiquant l’abstentionnisme révolutionnaire. Cette inactivité électorale du Sinn Fein, opposée à l’activisme militaire de l’IRA, entraîne une séparation formelle des deux organisations qui s’éloignent l’une de l’autre.

La Campagne d’Angleterre

Après des années d’errances stratégiques et politique, le Conseil militaire de l’IRA (IRA Army Council) désigne Seán Russell, en avril 1938, comme chef d’état-major de l’organisation armée. Le vote, notamment, des officiers issus des brigades nord-irlandaises de l’IRA, considérées comme les plus radicales et intransigeantes, a été déterminant.

La priorité politique du nouveau commandant de l’IRA consiste à revendiquer la filiation de la République d’Irlande. A sa demande, sept anciens membres et dirigeants du Second Dáil transmettent leur légitimité à l’IRA, faisant de fait, de l’organisation militaire, le gouvernement républicain de jure, non reconnu évidemment, de l’Irlande. Seán Russell fait alors adopter par le Conseil militaire de l’IRA un plan d’attaque dit « Plan S » connu aussi sous le nom de « campagne d’Angleterre ». Le 12 janvier 1939, l’IRA, considérant désormais qu’elle est la seule autorité républicaine légitime d’Irlande, adresse un ultimatum au Royaume-Uni, suivi, trois jours plus tard d’une déclaration de guerre. Dès le lendemain 16 janvier, cinq bombes éclatent à Londres, prémisses d’une campagne de plus de 300 attentats qui va durer jusqu’en mars 1940. A l’occasion de cette campagne, les effectifs de l’organisation nationaliste se sont considérablement renforcés, passants de 2000 hommes, en 1938, à 7500 combattants clandestins et 15000 sympathisants actifs. Pour cette campagne, l’IRA est aidée, sur le plan matériel et financier par les services de renseignement allemands, l’Abwehr.

Les Allemands, qui s’étaient déjà signalés durant la Première Guerre mondiale par leur intérêt pour les nationalistes irlandais, ont en effet repris contact avec eux dès 1937. Mais c’est l’année suivante, avec Seán Russell, que la coopération entre dans une phase active.

Un soutien circonstanciel au Reich

Pour autant, même si Russel est probablement le chef d’état-major le plus « à droite » qu’ait connu l’IRA, il est abusif de voir en lui un nazi ou un fasciste. « Je ne suis pas un nazi, déclare-t-il ainsi. Je ne suis même pas pro-allemand. Je suis un Irlandais qui lutte pour l’indépendance de l’Irlande. (…) si cela fait l’affaire de l’Allemagne et nous aider à obtenir l’indépendance, je suis prêt à l’accepter, mais pas plus, et il ne doit y avoir aucune condition attachée ». Début août 1940, il ajoute, dans une lettre ouverte publiée par la direction de l’IRA, que « si les forces allemandes devaient atterrir en Irlande, elles atterriraient comme amies et libératrices du peuple irlandais ». Il précise que l’Allemagne ne veut ni « annexion territoriale ni contrepartie économique mais souhaite simplement que l’Irlande joue son rôle dans la reconstruction d’une Europe libre et progressiste ». Il conclut en saluant le Troisième Reich « force et énergie de la politique européenne, et gardien de la liberté nationale ».

Ces opinions sont très majoritairement partagées par la population irlandaise. Le journaliste George Douglas, à l’époque adolescent à (London)Derry, souligne la « jubilation à peine voilée » des habitants des quartiers catholiques à l’annonce des premières défaites des Alliés, tandis que chaque victoire d’Hitler provoque des scènes de joie dans le quartier catholique et nationaliste des Falls de Belfast-Ouest. Les supporters catholiques et nationalistes du Belfast Celtic Football Club vont même jusqu’à provoquer ceux, protestants et unionistes, du Linfield FC, en les saluant bras tendu. Le sud n’est pas épargné par cette vague où se mêle nationalisme et progermanisme. Eamon de Valera, chef du gouvernement irlandais légal, admet lui-même, en juillet 1940, que « le peuple est largement pro-allemand », propos confirmés par un journaliste du Yorkshire Post, en reportage à Dublin, « stupéfait de découvrir qu’une large partie de la population est fermement pro-allemande, saluant joyeusement l’annonce des victoires nazies ». Tout aussi désappointé, il note que « les murs et les palissades (de Dublin) sont recouverts de croix gammées et de slogans antibritanniques ».

Cette aspiration à un idéal de rupture est bien résumé par l’ancien député nationaliste Liam de Róiste. « Ceux qui continuent à penser, écrit-il dans son Journal, dans les termes de la Démocratie d’avant 1914 vivent dans le passé (…). Le communisme, le national-socialisme, le fascisme ont amené les hommes à des choses plus fondamentales : à des questions plus claires quant aux buts de la vie et de l’existence (…). Les politiciens d’Angleterre et de France, avec leurs liens avec la finance juive, sont aveuglés par leur haine contre le régime allemand et la montée en puissance de l’Allemagne ».

Tony Magan

La Seconde Guerre mondiale laisse l’IRA épuisée. Elle annonce, dans l’indifférence générale, un cesser le feu unilatéral le 10 mars 1945. L’organisation demeure, dans l’immédiat après-guerre, sur les positions conservatrices et corporatistes qu’elle avait adoptée sous l’impulsion de Seán Russell. En septembre 1949, le Conseil militaire de l’IRA désigne Tony Magan comme nouveau Chef d’Etat-major. Né en 1910, cet agriculteur a participé à la campagne des années 1939/1940 contre les Britanniques, étant, semble-t-il, directement impliqué dans les attaques à la bombes contre le métro de Londres. Interné durant la guerre, puis à nouveau durant l’année 1946, il est conscient de la nécessité pour l’IRA de réinvestir le champ politique. Après avoir vendu l’exploitation familiale et remis l’intégralité de la somme au Conseil militaire, il donne l’ordre de réinvestir les rangs, eux-aussi très clairsemés, du Sinn Fein. C’est ainsi que dès 1950, le président du Conseil militaire de l’IRA, Paddy J. McLogan, prend la présidence du Sinn Fein. Il sera remplacé en 1952 par Tomás Ó Dubhghaill, ancien adjudant-général du l’organisation armée, mais aussi ancien membre des Ailtirí na hAiséirghe (Architectes de la Renaissance), un mouvement fasciste créé en 1942 et actif jusqu’en 1945.

Cette étape est doublement importante, car elle marque d’une part le rapprochement définitif entre Sinn Fein et IRA, et d’autre part elle assure la domination de l’appareil militaire sur l’appareil politique, situation qui perdurera, peu ou prou, jusqu’aux accords du Vendredi Saint de 1998. Avec Tony Magan, le Sinn Fein n’est pas un parti qui dispose d’une branche militaire, c’est bien une armée clandestine qui contrôle une façade politique. Magan en profite aussi pour « nettoyer » le Sinn Fein. Catholique fervent, traditionaliste, il entend écarter des postes de commandement de la mouvance nationaliste tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un communiste, déclarant qu’il veut créer une « nouvelle armée, composée de volontaires uniquement dédiés à réunifier l’Irlande par la force, sans la souillure du communisme ».

Très proche d’une partie du clergé, Tony Magan s’appuie sur l’église catholique. Une partie de la logistique de l’IRA (courriers, transport de colis), et de son service de renseignement, est ainsi assurée à l’époque par les pieux laïcs de la Légion de Marie. Sous son impulsion, le Sinn Fein sort enfin de sa torpeur abstentionniste, enregistrant quelques beaux succès en Ulster (2 députés) comme en République d’Irlande (4 députés).

En outre, en 1956, l’IRA lance une nouvelle campagne militaire dite « de la frontière » (Border campaign). L’objectif est de déclencher une guérilla sur le modèle des rébellions anticoloniales qui commencent en Asie et en Afrique. Tony Magan ne mesure certainement pas, à ce moment précis, que plusieurs de ses jeunes officiers subalternes sont moins influencés par cette stratégie militaire, mais aussi et surtout, que par l’idéologie qu’elle sous-tend. Ecarté, dès 1957, de la direction de l’Etat-major par ces jeunes activistes fascinés par le marxisme, il tente de se raccrocher aux branches, lui qui est aussi vice-président du Sinn Fein. Mais le modèle qu’il a souhaité, en subordonnant le politique au militaire, se retourne contre lui. Il démissionne du Sinn Fein en 1961. Son départ marque le  basculement à gauche de la mouvance nationaliste irlandaise.

Sylvain ROUSSILLON

Article paru dans Réfléchir & Agir n°75 (automne 2022)