L’Albanie est un des pays européens les plus méconnus. Il est vrai que sa longue occupation par les Ottomans, son indépendance balbutiante et tardive, son isolement pendant 45 années sous un des régimes communistes les plus fermés du monde, l’ont pour ainsi dire mis en parenthèse de notre histoire européenne commune. Pourtant, les Albanais n’ont pas échappé aux passions politiques qui ont agité l’Europe dans les années 20, 30 ou 40.
Naissance d’une nation
Indépendante en 1912, l’Albanie, en plein chaos durant la Première Guerre mondiale, échappe de peu à la disparition en 1918-1919. Finalement, en 1919, une conférence internationale réaffirme la souveraineté de l’Albanie et l’inviolabilité de ses frontières initiales.
En 1920, un congrès réunissant les principales forces du pays, chefs traditionnels, responsables religieux et intellectuels, se tient à Lushnjë et jette les bases d’un gouvernement d’union nationale. Deux figures émergent de cette réunion : l’évêque orthodoxe Fan Noli, qui prend la tête du gouvernement, et le jeune (il n’a pas encore 25 ans) Ahmed Zogu, héritier d’un puissant clan féodal de la région montagneuse du Mati, qui devient ministre de l’Intérieur. Un parti politique voit le jour : le Parti populaire national (Partia Popullore Kombëtare). Cette formation, qui regroupe la majorité des élites albanaises, se scinde rapidement en deux tendances : une progressiste et social-démocrate derrière Fan Noli, l’autre conservatrice et traditionaliste, avec Ahmed Zogu. Devenu Premier ministre en 1922, Zogu échappe de peu à une tentative d’assassinat avant d’être renversé en juin 1924 par la gauche albanaise et Fan Noli. Mobilisant des vétérans russes blancs de Wrangel réfugiés en Serbie ainsi que des tribus montagnardes, Zogu reprend le pouvoir quelques mois plus tard (le 24 décembre 1924). Président de la république en 1925, il se proclame roi en 1928 et règne sous le nom de Zog 1er.
Même si le personnage peut apparaître fantasque (il sert de modèle à Hergé pour concevoir l’image du roi Muskar XI dans Le Sceptre d’Ottokar), sa volonté de moderniser l’Albanie est bien réelle et il obtiendra d’ailleurs de vrais succès. Mais il est confronté à un double frein : d’une part celui des anciens partisans de Fan Noli, regroupés au sein d’un Comité national révolutionnaire (KONARE – Komiteti Nacional Revolucionar), en partie financé par le Komintern, et qui organise plusieurs attentats contre Zog. D’autrepart, l’Italie qui ambitionne de contrôler, directement ou pas, l’ensemble du monde méditerranéen et qui compte bien affermir sa tutelle sur l’Albanie, porte d’entrée du monde gréco-balkanique.
L’Albanie fasciste
En avril 1939, alors que Zog vient de repousser un ultimatum visant à alourdir un peu plus la mainmise italienne sur son pays, l’armée du Duce déclenche une offensive sur l’Albanie dont les maigres troupes sont balayées en l’espace de quelques jours (du 7 au 12 avril 1939). Dès le 16 avril, le roi d’Italie Victor-Emmanuel III est proclamé roi des Albanais, le pays conservant un semblant de souveraineté. Sous l’impulsion d’Achille Starace, arrivé le 23 avril, un Parti fasciste albanais (PFSh – Partia Fashiste Shqiptare) est officiellement créé le 2 juin 1939. Le nouveau parti apparaît alors comme un « protectorat » de son devancier italien. Son secrétaire général, qui a rang de ministre-secrétaire d’État dans le gouvernement albanais, est nommé avec l’aval du parti transadriatique. Un effort conséquent concerne la structuration et l‘implantation du PFSh qui, fort de ses 13.500 adhérents en 1940, dispose d’une « maison noire » (shtëpi e zezë) dans chacune des provinces, de sections dans l’ensemble des municipalités et d’un quotidien, Fashizmi. En outre, le parti se dote de deux organisations piliers.
Tout d’abord, un mouvement de jeunes, la Jeunesse albanaise du licteur (DLSh – Djelmnia e Liktorit Shqiptar), est lancé en juillet 1939. Dans une société aussi claniste et conservatrice, l’existence de cette organisation apparaît comme une bulle d’air pour nombre de jeunes albanais, filles et garçons, et les effectifs avoisinent rapidement les 10.000 adhérents. Ils disposent d’un journal quotidien, Liktori (Licteur). Parmi les jeunes qui rejoignent la DLSh, il y a plusieurs futurs communistes, et pas des moindres, comme Ramiz Alia, successeur d’Enver Hoxha à la tête de l’Albanie en 1985, ou Nexhmije Hoxha, la future épouse du leader albanais (sa carte d’adhérente a été découverte en 2016 seulement, dans des archives).
Par ailleurs, en août 1939, le Partia Fashiste Shqiptare se dote, sur le modèle italien, de groupes armés avec une Milice fasciste albanaise (MFSh – Milicia Fashiste Shqiptare), organisée en 4 légions et 10 cohortes, soit environ 3.500 hommes. L’uniforme est le même que celui de la Milizia Volontaria per la Sicurezza Nazionale (MNSV) italienne, à une exception près, puisque les Albanais portent un fez de couleur beige.
Des racines progressistes
Cependant, un des éléments les plus originaux du fascisme albanais réside dans sa sociologie. D’abord, à l’image du pays, le recrutement est majoritairement musulman, encore qu’il faille souligner les spécificités de celui-ci. En effet, plus des deux tiers des Albanais sont, à l’époque, musulmans, partagés à 75% entre sunnites hanafites, partisans du respect des pratiques culturelles locales avec une grande tolérance alimentaire (notamment sur l’alcool) et vestimentaire (sur le port du voile) et à 25% entre chiites bektachis, mangeant du porc et buvant de l’alcool (le seul interdit alimentaire concernant la viande de… lièvre) et n’exigeant pas non plus le port du voile.
Mais surtout une large majorité des effectifs est issue de l’opposition progressiste proche du social-démocrate Fan Noli. Près de 90% de l’encadrement est même passé par le Comité National Révolutionnaire (KONARE). C’est le cas du premier Secrétaire général du PFSh, Tefik Mborja, qui fut ambassadeur de Fan Noli à Rome, avant de négocier la reconnaissance diplomatique mutuelle de l’Albanie et de l’URSS, puis le financement de l’opposition en exil par les Soviétiques.
En 1943, le PFSh connait une inflexion très nette. Avant même le renversement de Mussolini en juillet, le nouveau Secrétaire général, Maliq bey Bushati, et le chef de la milice, le colonel Bib Mirakaj, tous les deux anciens du KONARE, décident de fusionner le parti, la milice et la jeunesse au sein d’une même organisation, la Garde de la grande Albanie (GShM – Garda e Shqipërisë së Madhe). Cette nouvelle structure s’éloigne résolument du modèle italien, et les emblèmes albanais traditionnels, comme l’aigle bicéphale, remplacent les symboles fascistes sur les uniformes et les drapeaux. Le journal change aussi de titre pour devenir Tomori (du nom d’une montagne albanaise). Lors de la chute de Mussolini, Maliq bey Bushati appelle les membres de la Garde à favoriser l’arrivée et l’installation des Allemands, en remplacement des Italiens. Dès lors, les fascistes albanais ne se contentent plus d’être un simple îlot dans le rêve italien de la Mare Nostrum, ils revendiquent la construction d’une « Grande Albanie » ethnique, incorporant le Kosovo, l’ouest de la Macédoine et le nord de la Grèce. Cette vision géo-ethniste rejoint celle des Allemands, mais aussi d’un parti nationaliste républicain fondé à l’automne 1942, par deux anciens membres du KONARE pour lutter contre l’occupation italienne, le Front national (BK – Balli Kombëtar). Après avoir brièvement envisagé l’idée de créer un parti nazi albanais (Partia Nacional Socialiste e Shqipërisë), les autorités allemandes encouragent finalement la fusion de la Garde de la grande Albanie au sein du Balli Kombëtar, dont les troupes (près de 30 000 hommes), initialement engagées contre les occupants italiens, luttent désormais contre les partisans communistes aux côtés de la Wehrmacht.
Et c’est Enver Hoxha qui gagne à la fin…
Fin 1944, devant l’imminence de la prise de Tirana par les communistes, alors que les troupes allemandes quittent le territoire albanais. L’ensemble des groupes armés anticommunistes, collaborateurs comme résistants, anciens fascistes comme miliciens du Balli Kombëtar, zoguistes (monarchistes partisans du roi Zog) comme guerriers des tribus montagnardes se regroupent alors. Leur lutte armée continuera jusqu’au début des années 50.
La plupart des dignitaires fascistes albanais seront exécutés par les communistes en 1946. Ceux ayant écopé de peines de camp, seront éliminés dans les années 50. La Guerre froide aidant, la CIA en recycle quelques autres qui participeront ensuite aux différents comités anti-communistes organisés en exil.
Plus aucun parti en Albanie de se réclame aujourd’hui directement de cet héritage politique.
Les SS albanais
A la fin de l’automne 1943, les Albanais du Kosovo et de Macédoine, regroupés au sein d’un comité nationaliste baptisé Deuxième ligue de Prizren (Lidhja e Dytë e Prizrenit), proposent aux autorités allemandes la création d’une unité SS albanaise. C’est le président de la ligue, Bedri Pejani, qui initie le projet avec Josef Fitzthum, envoyé spécial de Himmler. Pejani est non seulement un ancien membre du KONARE, mais il a aussi été agent du Komintern puis membre d’un petit groupe communiste à Tirana en 1937. De ces tractations nait en mars 1944, la 21e division SS, dite « Skanderbeg », du nom du héros national médiéval albanais. Forte de 6500 hommes à son apogée (surtout issus du Kosovo), cette unité est essentiellement engagée contre les partisans yougoslaves. Bien qu’officiellement dissoute en novembre 1944, les derniers débris de la Division disparaissent dans les combats sur l’Oder, au sud de Stettin, en mars 1945.