Portraits – Yukio Mishima, sa vie, son oeuvre et sa mort

Mishima, le chef militaire, le chef politique

La mort de Mishima par seppuku, le 25 novembre 1970, n’est pas pour rien dans la célébrité du personnage. Mais, cette dernière, largement incomprise au Japon, comme en Occident, où elle a fini par être présentée comme une sorte de vulgaire et macabre happening artistique, a complètement occulté la réalité des sentiments politiques du personnage.

Vaincu en 1945, le Japon n’a pour autant pas connu le sort de l’Allemagne. L’institution impériale, certes amoindrie, a été conservée, mais les troupes américaines – alliées ou occupantes, selon les points de vue – y occupent plusieurs bases. Dans ce qui constitue une position clef de l’Occident, face à la Chine maoïste et à la Corée du Nord communiste, toutes proches, les passions politiques maintiennent le pays sous tension.

L’armée japonaise, réduite à sa plus simple expression de « Forces japonaises d’autodéfense », dans un pays où la tradition guerrière fait figure de ciment national est vécue par beaucoup comme une humiliation.

Le Japon des années 1960 ressemble par de nombreux aspects à une cocotte vapeur en surchauffe. La gauche, puissante depuis la capitulation, montre, notamment à travers le syndicat étudiant Zengakuren (Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiantes) des signes évidents de radicalisation idéologique. De l’autre côté de l’échiquier politique, de nombreux patriotes, ulcérés par l’humiliation de la capitulation de 1945 et les nombreuses atteintes à la souveraineté du Japon, rêvent de revanche. Ainsi, le 12 octobre 1960, alors que de très violentes manifestations se sont déroulées dans le centre de Tokyo à l’initiative du Parti Socialiste et du Parti Communiste japonais, un nationaliste de 17 ans, Yamaguchi Otoya, attaque le leader socialiste Asanuma Inejirî, lors d’un débat télévisé. Devant les caméras, armé d’un wakizashi, un sabre court traditionnel, il se précipite sur Asaunma et le tue.

C’est en 1966, alors que la Révolution culturelle en Chine bat son plein et que le mouvement Zenkyoto (Conférence interuniversitaire de lutte conjointe), dissidence radicale du vieux Zengakuren, prend de l’ampleur, que Mishima a l’idée de créer un groupe de défense capable de lutter contre ce que l’on nomme alors au Japon « l’agression indirecte » des organisations d’extrême-gauche influencées par le communisme soviétique ou le maoïsme. Grâce à Fusao Hayashi, un célèbre romancier passé du communisme au nationalisme durant la guerre, il entre en contact avec un petit groupe d’étudiants patriotes de l’université de Meiji Gakuin, à Tokyo. Sous l’impulsion du mentor du groupe, Hiraizumi Kiyoshi, professeur d’histoire médiévale, ils publient, en janvier 1967, le premier numéro, tiré à 5000 exemplaires, d’un magazine nationaliste, Polémique (Ronso jaanaru). L’édition de février consacre sa « une » à Mishima.

En dehors de cette activité politique naissante, ce dernier porte un intérêt accru aux questions militaires. Il finit par être admis, en tant que stagiaire, dans les Forces japonaises d’autodéfense, au sein desquelles il effectue un séjour d’entrainement d’un mois et demi. A l’issue de cette expérience, le 19 juin 1967, il tient une conférence de presse avec des représentants du Département de la Défense. L’objectif est d’annoncer la mise en place d’une politique d’enrôlement d’essai, à destination des étudiants. Dès le mois suivant, 21 d’entre eux, issus de la mouvance de Polémique, participent à des entraînements armés. L’idéologie du groupe à cette époque peut être résumée ainsi :

La guerre en Asie et dans le Pacifique ne peut être séparée du processus de modernisation du Japon, initiée à la fin de l’ère Edo.

La modernisation du Japon est une réaction défensive aux agressions occidentales

L’annexion de la Corée, l’invasion de la Chine et du Sud-est asiatique par le Japon ont été rendues nécessaires pour contenir l’impérialisme occidental. Elles ont servi de catalyseur pour la libération nationale de l’Asie.

Le Japon n’est pas impérialiste au sens marxiste du terme.

Le système impérial et la personne de l’Empereur ne sont pas des institutions fascistes. Ils sont basés sur des réalités nationales, ethniques et culturelles.

En janvier 1968, Mishima publie une brochure intitulée, « Pourquoi un Corps de défense de la Patrie est nécessaire », texte dans lequel il promeut l’idée d’une « garde nationale », destinée à seconder la modeste armée japonaise notamment en cas de troubles civils. Son travail est remarqué en haut lieu. Il a plusieurs entretiens, notamment avec le lieutenant-colonel Iwaichi Fujiwara, fondateur et ancien responsable des services de renseignement des Forces japonaises, et le lieutenant-général Shunkatsu Yamamoto, directeur de l’Ecole des Forces japonaises, spécialiste de la contre-guérilla urbaine. Les deux hommes partagent les vues de Mishima sur le risque que court le Japon

Rapidement, l’idée d’une milice privée, nationaliste et monarchiste, s’impose aux protagonistes de ces entretiens. C’est ainsi que le 25 février 1968, Mishima réunit dix étudiants dans le quartier de Ginza. Là, dans l’immeuble Kokaji, ils signent tous un pacte de sang : « Nous jurons de faire l’orgueil des hommes du Yamato (nom du Japon ancien) et, avec notre esprit de samouraïs, de former l’assise d’une nation dédiée à l’Empereur ». Rejoint par une dizaine d’autres, ils vont constituer la première promotion du « Corps de défense de la Patrie ». Pendant tout le mois de mars, ils subissent un entraînement sévère au sein de l’Ecole Fuji de la Force d’autodéfense terrestre, située au pied du volcan éponyme. Levés à 6H, couchés à 21H, ils s’entraînent à la course, font des tractions, de la gymnastique, de l’athlétisme. Les nuits sont ponctuées d’alertes, parfois suivies de marches nocturnes d’orientation, au compas. Et bien entendu, l’entrainement comprend aussi des exercices à la baïonnette, de l’escrime traditionnelle (kendo) et du tir.

Une seconde promotion, forte de 33 volontaires, se déroule en juillet. Ce sont au total près de 300 étudiants et jeunes nationalistes qui, pendant deux ans, recevront ainsi une instruction militaire. Entretemps, Mishima a doté ses troupes d’un uniforme, dessiné par le célèbre couturier Kujuku Igarashi, ancien élève de Pierre Cardin et … concepteur des tenues du général De Gaulle.

Mais, au-delà de cette aspect, jugé parfois un peu folklorique, les hommes de Mishima sont rapidement mis à contribution. La Japon connait en effet une situation insurrectionnelle rampante durant tout l’hiver, le printemps et l’été 1968. Takeshi Sakurada, le puissant patron des patrons japonais (Keidanren), rencontre Mishima en avril afin d’identifier les sites économiques à protéger en priorité. Il lui promet une somme de 3 millions de yens mais l’écrivain refuse pour préserver son indépendance. Quant au lieutenant-général Shunkatsu Yamamoto, il charge certains de ses jeunes officiers de se rapprocher de Mishima et des siens, et de les initier à la contre-guérilla urbaine.

Le 5 octobre 1968, Mishima procède à une importante modification de son organisation. Devant les 50 premiers membres de l’organisation, en uniforme, le « capitaine » (sencho) Mishima annonce que dorénavant, le Corps de défense de la patrie prend le nom de Société du Bouclier (Tatenokai). Le nom est inspiré d’un vers issu du plus ancien recueil de poèmes du Japon, le Manyoshu, daté du VIIIème siècle : « À partir d’aujourd’hui, je ne regarderai plus en arrière et je me tiendrai solide comme un bouclier devant l’Empereur ».

Au cours de l’automne 1968, Tokyo est le théâtre de violentes manifestations, déclenchées par le Zenkyoto et le Zengakuren. Des dizaines de milliers d’étudiants, encadrés par des activistes révolutionnaires, déferlent dans les rues de la capitale. Le 21 octobre, la gare de Sinjuku-Tokyo est prise d’assaut et incendiée. Durant trois jours, le Parlement, l’ambassade américaine et le quartier général de la police sont assiégés par des milliers de manifestants, armés de cocktails molotov. Il faut l’intervention de 8000 policiers antiémeutes pour que la ville retrouve son calme. Or, avant et pendant ces incidents, les membres du Tatenokai ont été mis à contribution pour repérer et filer des meneurs révolutionnaires, infiltrer les groupes violents, participer à l’interpellation de certains activistes.

Durant toute l’année 1969, le Tatenokai poursuit son recrutement et se dote même, dès le 15 février, d’un journal à son nom. Le 13 mai, Mishima est invité à un débat contradictoire par le Zenkyoto de la Faculté des arts libéraux de l’Université de Tokyo. Il se présente seul et, crânement, tient tête à ses contradicteurs, notamment sur la question de l’Empereur et de son symbole, semant le trouble dans les esprits et ressortant sous les applaudissement d’une salle pourtant violemment hostile au départ.

Pour le premier anniversaire de la milice, plus d’une cinquantaine d’artistes, d’hommes politiques et de militaires font le déplacement. Mais la pensée de Mishima évolue. D’une simple volonté au départ de barrer la route au communisme, il commence à penser, pour le Tatenokai, à un autre rôle que celui de supplétif de la police et défenseur du patronat. Il commence à dénoncer «  la paix des esclaves subie par le Japon », source du déclin de l’archipel nippon, et se convainc de la nécessité de restaurer le pouvoir impérial dans toutes ses prérogatives, notamment divines, pour sortir la nation de sa torpeur. Le Tatenokai doit évoluer et servir de détonateur à un réveil de l’armée, et donc de la nation japonaise.

C’est bien le sens qu’il convient de donner à la tentative de coup d’état de Mishima, le 25 novembre 1970, suivi de son spectaculaire seppuku. Au-delà d’un certain narcissisme et d’une dimension esthétique propre aux artistes, c’est bien un acte politique, pensé et mûrement réfléchi, que Mishima posa, ce jour-là, au quartier général du ministère de la Défense, quartier d’Ichigaya, Tokyo.

Sylvain Roussillon

Paru dans Zentromag n° 15