Portraits – Howard Philipps Lovecraft – Entretien avec Vincent-Pierre Angouillant

Lovecraft, l’écrivain halluciné

Le nom d’Howard Philipps Lovecraft (1890-1937) est évidemment connu, mais le public français, peu sensible finalement au merveilleux et à l’épouvante, lui préférant la science-fiction scientifique de Jules Verne, ne connait généralement pas son œuvre. Ce grand admirateur d’Edgar Allan Poe, salué par Stephen King, a pourtant influencé durablement plusieurs générations d’écrivains fantastiques et de science-fiction.

Son « cosmicisme » postule en effet qu’au regard de l’univers et de son immensité, les humains sont insignifiants. Par conséquent, Dieu, ou les Dieux, s’ils existent, ne se préoccupent pas plus d’eux que de leur morale. Lovecraft va ainsi à l’encontre des Lumières comme de l’Humanisme, chrétien ou non. Cette vision, à l’opposé de tout anthropocentrisme, influencera jusqu’à la littérature soviétique avec le célèbre Stalker : Pique-nique au bord du chemin, des frères Strougatski, paru en 1972.

Le « mythe de Cthulhu » (expression que l’on doit à son ami et continuateur, August Derleth), qu’a forgé Lovecraft, est une des clefs de voûte de son œuvre. Les « Grands Anciens », un panthéon de créatures et d’entités ayant autrefois dominé la Terre, y sommeille désormais, enfoui dans d’antiques souterrains ou au fond des océans. Lovecraft a su étayer son œuvre de trouvailles imaginaires, telles que les villes d’Arkham, de Dunwich et d’Innsmouth, mais aussi, et surtout, une bibliothèque d’ouvrages infernaux au premier rang de laquelle figure le Necronomicon. L’impact réel de ce Livre des Morts fictif est tel qu’aujourd’hui encore, certaines grandes bibliothèque supposées abriter un exemplaire de cet ouvrage rarissime et maudit sont régulièrement sollicitées pour consultation.

Lovecraft ne croyait pas à ses « mythes », il l’a dit et écrit à plusieurs reprises. Il n’a jamais non plus voulu créer un panthéisme littéraire. Sa cosmogonie est un prétexte esthétique visant à donner un cadre imaginaire à sa vision de l’insignifiance de l’humanité. Les récentes traductions de sa correspondance privée, par Vincent-Pierre Angouillant, constituent une occasion de découvrir, ou de redécouvrir, une œuvre certes sombres, mais d’une incroyable richesse.

Sylvain ROUSSILLON

Entretien avec Vincent-Pierre Angouillant, traducteur de la correspondance de Lovecraft.

Propos recueillis par Sylvain Roussillon

Vincent-Pierre Angouillant, pouvez-vous, en quelques mots, vous présenter à nos lecteurs ?

J’ai commencé il y a quelques années cette activité de traducteur en cherchant une biographie de Dickens ; et comme je craignais de tomber sur une bio « moderne » avec tout ce que le genre comporte de psychanalyse obligatoire, de bavardage psychologisant, de babillage politiquement correct et d’imbécile politisation, je lus le Dickens de John Forster (son plus proche ami et son confident) qu’on trouve sur Internet. Comme ce livre n’existait qu’en anglais, je le traduisis. Curieusement, je me suis pris au jeu et, depuis, j’ai traduit une vingtaine d’ouvrages qui possèdent deux caractéristiques principales : ils sont inédits en langue française et ce sont des livres réservés aux happy few : William Makepeace Thackeray, Anthony Trollope, Mary Chesnut, Edwin de Leon…

Je ne parle pas plus de moi parce que je pense que la valeur des travaux ne s’estime pas en fonction de l’individu qui les a produits mais selon ce qu’ils valent intrinsèquement. Et tout en sachant qu’il subsiste dans ceux-ci trop d’incorrections, de coquilles, de maladresses ; à peine plus que chez bien des éditeurs patentés… L’unique impératif qui doit, selon moi, présider au travail du traducteur tient tout entier dans un seul mot : la fidélité à l’endroit de l’auteur.

Howard Phillips Lovecraft est un auteur relativement méconnu du grand public et généralement associé à la seule dimension du roman d’épouvante. Or, vous venez de traduire, en l’annotant, sa correspondance. Pourquoi ce choix ?

Je suis tombé, par hasard, sur cette phrase de S. T. Joshi, le spécialiste US (et donc mondial) de Lovecraft : « [Ses lettres] sont sans doute parmi les documents littéraires les plus remarquables du siècle et il est même concevable que, dans un avenir lointain, sa réputation reposera plus sur elles que sur son œuvre de fiction. » Sachant que 99,9 % des amateurs de littérature ignoraient cette indiscutable vérité, comment résister à la tentation d’offrir quelques-unes de ces lettres au public français, surtout quand l’auteur déclare à une correspondante : « Dieu sait où je finirai, mais il y a fort à parier que je ne serai jamais au sommet dans quoi que ce soit ! Et d’ailleurs je ne tiens pas particulièrement à l’être. »

Il est un âge où on lit moins de fiction et où les correspondances et les journaux intimes forment la nourriture littéraire qui nous aident à comprendre (et à accepter) le monde – au travers de la personnalité d’un individu, en général, exceptionnel. Parce que dans ces textes, l’auteur livre sans fard ce qu’il est réellement, substantiellement, à travers l’évocation de ses goûts, de ses peurs, de ses plaisirs, ainsi que le compte des péripéties variées de sa vie. Lovecraft, dans ses lettres (il en aurait écrit 100 000 !), se montre involontairement tel qu’il est ; un homme pas complètement « fait de tous les hommes » mais qui valait bien qu’on s’intéresse à lui, fût-ce cent ans après sa mort. Lecteur occasionnel de sa prose fictionnelle, je regrette beaucoup que ce dernier n’ait pas eu le temps – ou l’envie ou le besoin – d’écrire le grand bildungsroman qui était en germe dans sa correspondance plus encore que dans ses contes horrifiques. C’est là le grand mérite de ce tome et du deuxième (que je sors bientôt) : figurer, vivifier, susciter au travers de ces nombreuses lettres, le véritable héros de roman, le personnage littéraire que fut Lovecraft.

À la lecture de vos différentes traductions on découvre un Lovecraft alerte, sociable, volontiers espiègle, bien différent de l’image de l’auteur solitaire et tourmenté que nous renvoie ses romans et nouvelles. Y aurait-t-il deux Lovecraft ?

Il n’y a sans doute qu’un Lovecraft, mais il est comme bien des artistes : déchiré, partagé entre son être dans le monde – un sympathique paumé qui vivote de petits boulots pour d’improbables maisons d’édition, qui écrit des récits destinés à des revues populaires débiles et qui passe beaucoup de temps à envoyer des lettres à des gens qu’il ne rencontrera jamais – et son âme intemporelle de poète ; un poète sensible à la beauté du monde et qui, sans se l’avouer, cherche un sens à son existence. C’est en tout cas ainsi que je le vois ; non pas d’après sa biographie mais en fonction de ses lettres. En fait, Lovecraft était peut-être ce qu’on pourrait désigner comme le camarade idéal : perpétuellement courtois, bienveillant, drôle, respectueux des opinions différentes des siennes, goûtant la controverse pourvu qu’elle reste intellectuelle, disposé même à prendre de son temps pour conseiller de vieilles ladies poétesses à la renommée encore plus obscure que la sienne. Autre trait notable, celui qui se faisait un devoir de professer une philosophie absolument pessimiste – « Cristaux, colloïdes, métaux, protozoaires, hommes, molécules, ondes d’éther, babouins… Toutes ces choses se valent, quant à leur signification dans l’univers infini… » – se montrait dans la vie quotidienne un brave type accommodant, plein d’humour, ainsi qu’on le découvre dans les portraits que peignirent ses amis et correspondants après sa mort.

On découvre aussi un homme parfaitement érudit, dissertant longuement sur des considérations politiques, religieuses et sociales souvent très éloignées de la doxa actuelle…

Oui, il était tout à fait ce qu’on appelle un érudit, une sorte de Pic de la Mirandole de son époque, qui savait beaucoup de choses parce qu’il s’intéressait à beaucoup de choses. Scientiste fanatique, Lovecraft se tenait au courant de tout ce qui se passait dans tous les domaines « scientifiques » : astronomie, physique des particules, archéologie, minéralogie, etc. Même la philosophie, qu’il considérait comme petite cousine des sciences les plus dures. Il n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît d’étiqueter les « opinions » de Lovecraft. Religieusement, c’est un athée frénétique (« La synonymie de la foi et du folklore et la similitude entre Jéhovah et le Père Noël, devinrent clairement une évidence pour les personnes douées de quelque discernement… »), mais on trouve dans sa correspondance l’idée bien connue que la religion est nécessaire au « troupeau » et, qu’en outre, elle (la religion catholique) a donné naissance à des choses qui dispensent de la beauté (architecturale, etc.). Politiquement, socialement, il est un conservateur assez modéré, dont les opinions sont plutôt floues, mais qu’on peut caractériser comme essentiellement tolérant. Philosophiquement, il est un réactionnaire qui refuse avant tout la dictature de la Machine –  celle du commerce, de la vitesse, de l’industrie, de la publicité, etc. Bien sûr, on ne peut pas le considérer comme un chantre du mélangisme, du métissage et de l’idéologie cosmopolite en vogue aujourd’hui, mais on verra dans ses lettres que sa principale préoccupation n’est pas du tout la haine des autres races ou des autres civilisations mais la survie et la permanence de celles dont il est issu. Pourvu que la Nouvelle-Angleterre, Providence et quelques États de l’Amérique continuent de conserver et de nourrir les vestiges de l’admirable civilisation anglo-américaine issue des Pilgrim Fathers, toutes les autres nations du monde, les Chinois, les Hindous et les Pygmées peuvent bien faire et devenir ce qu’ils voudront… chez eux ! En fait, il était ce qu’on appellerait aujourd’hui un ardent propagandiste de la diversité.

À travers bon nombre de ses correspondants, Bernard Austin Dwyer, Zealia Bishop, Donald Wandrei, Frank Belknap Long, Clark Ashton Smith et, bien évidemment, le continuateur August Derleth, c’est une large partie des auteurs américains de fantastique qui défile. Pensez-vous que dans la littérature fantastique contemporaine il existe aujourd’hui un équivalent de Lovecraft ?

N’étant pas spécialiste de cette littérature, je ne vais pas prendre le risque d’une réponse péremptoire. Mais je dirais plutôt non, tout simplement parce que les auteurs actuels, généralement, semblent plus préoccupés d’effets visuels, d’idéologie, d’efficacité technique que de cette seule chose qui enflammait véritablement Lovecraft, la poésie. D’ailleurs, d’accord avec Joshi, je pense que le véritable génie de Lovecraft s’exprime plus encore dans ses lettres que dans ses fictions. Mais je crains malheureusement que son public habituel ne soit pas en mesure de véritablement goûter ce genre de littérature…

Article et interview parus dans Livr’Arbitre n°41 (mars 2023)