Peuples – les Khevsours – Les derniers Croisés

Les derniers Croisés : un peuple oublié du Caucase

Au printemps 1915, le gouverneur russe de Tiflis (aujourd’hui Tbilissi, en Géorgie), Ivan Mikhaylovich Strakhovsky, est distrait de son administration quotidienne par une nouvelle extraordinaire. Des chevaliers l’attendent dans la cour de son palais. Et, effectivement, quelques dizaines de guerriers casqués de fer, harnachés de cuir et de cottes de maille, armés de larges épées, de boucliers ronds et, pour certains, de quelques antiques pétoires, sont rassemblées sous les yeux stupéfaits des fonctionnaires russes et des employés géorgiens. Apostrophant Strakhovsky dans un mauvais dialecte caucasien, ils lui demandent sans détour : « Où est la guerre ? Nous avons entendu dire qu’il y avait la guerre ».

Ces guerriers d’un autre âge, brutalement surgis des siècles passés alors que l’humanité entre dans la guerre moderne industrielle, sont les Khevsours.

L’histoire de ce micro-peuple est assez mal connue. Celui-ci est mentionné pour la première fois dans un manuscrit du Xème siècle, même si certains pensent, comme le prince et historien Temuriaz Bagrationi, sur la foi de monnaies et d’armes découvertes lors de fouilles, que des contacts, sous la forme de combats et d’échanges commerciaux, se seraient produits avec les Romains, en 65 av. JC, lors des campagnes caucasiennes de Pompée.

Des montagnards farouches

Originaires d’une petite région montagneuse très isolée, située au cœur du Caucase, bordée au sud par la Géorgie et au nord par la Tchétchénie et l’Ingouchie, les Khevsours ont été partiellement évangélisés par Sainte Nino dans la première moitié du IIIème siècle. A la fin du XIIème siècle, leur territoire, la Khevsourétie, est vassalisé par la reine géorgienne Tamar (1160-1213), étonnante femme de fer, entrée dans l’histoire de son pays sous le nom de « roi » Tamar le Grand. Sous le règne autoritaire de cette souveraine, issue de la légendaire dynastie des Bagration, la Géorgie connait un développement territorial qu’elle ne verra plus jamais ultérieurement. Portant, confrontée à la poussée des Turcs seldjoukides, elle décide de constituer un glacis d’états vassaux, pour la plupart musulmans, destinés à jouer un rôle de principautés tampons entre la Géorgie chrétienne et les Turcs musulmans. La Khevsourétie fait partie de ces territoires. Elle a certes été évangélisée, mais sa population demeure bien trop irascible et sauvage pour être pleinement intégrée au royaume de Tamar.

Le bastion avancé de la Chrétienté

Pour permettre aux farouches Khevsours de résister aux incursions musulmanes, et probablement aussi un peu pour les tenir à l’œil, Tamar recrute des vétérans de la Troisième croisade (1189-1192), entre 150 et 500, et les envoie combattre aux côtés des Khevsours, aux marches de son royaume. La présence de ces combattants « francs » est d’ailleurs attestée lors de différents combats contre les Turcs dans cette région. Ils se mêleront ensuite à la population montagnarde.

Lorsqu’en 1915 leurs descendants répondront à l’appel du Tsar, c’est-à-dire pour eux du César, pour livrer la guerre au sultan des Turcs et libérer Constantinople, certains arboreront encore sur leur bouclier ou leur épée les lettres AMD, pour « Ave Mater Dei », selon une coutume très pratiquée chez les Croisés.

En songeant à leur garde, aux frontières de la Chrétienté, on ne peut s’empêcher de songer au Désert des Tartares, ou au Rivage des Syrtes, et à l’attente intemporelle d’un ennemi qui ne vient pas. Car, en réalité, qui songerait à envahir la Khevsourétie, qui songerait même à y chercher passage ? Le territoire, vertébré autour de trois vallées voisines (Arkhot, Chatil-Ardot et Aragvi), est enserré par des montagnes qui culminent à 4000 mètres. Seuls trois cols, tous à plus de 3000 mètres d’altitude, fermés huit mois sur douze à cause de la neige et des pluies, des congères et des éboulements, en permettent l’accès par de simples sentiers. Ce n’est qu’en 1934 qu’une première route carrossable sera inaugurée entre la Khevsourétie et la Géorgie. La population ,clairsemée, quelques milliers de personnes seulement, y vit dans des forteresses accrochées aux flans des montagnes, des hameaux et de modestes villages fortifiés nichés au fond des vallées. Dans une société sans seigneur, ni noblesse, les seules autorités reconnues sont les chefs de clan, élus par leur parentèle masculine.

Guerriers nés, les Khevsours pratiquent un art martial bien à eux, le khridoli, comportant de l’escrime à deux épées, de l’escrime avec une seule épée et un petit bouclier, de la lutte et de la boxe à une seule main, l’autre étant entravée dans la ceinture.

Un christianisme rugueux

Malgré leur évangélisation partielle, les Khevsours conservent encore de nos jours des pratiques teintées d’un paganisme ancien. C’est ainsi que chaque année, en juillet, et pendant pratiquement un mois, on y célèbre l’Athenguénoba. Cette fête, la plus importante de la communauté, est organisée en l’honneur de saint Athénogène, chorévêque de Pidachtoé en Arménie, martyr sous Dioclétien (en 303 en 304). A cette occasion, des dizaines de béliers sont égorgés au pieds des djivaris, les grands calvaires de pierre, ornés de croix pattées, que possèdent chaque village et chaque hameau. Si le sang et quelques pièces de viande sont offerts au saint martyr, le reste fait l’objet de ripailles interminables, arrosée par une bière sanctifiée, brassée avec l’orge des montagnes et pouvant dépasser les 15 degrés. Pour l’occasion, on ressort d’antiques coupes et gobelets en argent, gravés de croix et de signes religieux. Ces pratiques, qui avaient pratiquement disparu à l’époque soviétique, ont ressurgi de plus belle depuis les années 90.

Outre ce culte à saint Athénogène, il n’est pas rare que les Khevsours, tout en s’affirmant chrétiens, vouent un culte à certains arbres, à des rochers, à des sources devant lesquels il est de bon ton, pour le berger ou le voyageur, de déposer une offrande ou un caillou. De même, les chasseurs invoquent Ochopinte, le berger du gibier, une créature au corps humain et aux jambes de bouc qui rappelle étrangement le dieu Pan.

Ours et Fille du Soleil

La vie domestique de ce peuple est, elle aussi, empreinte de coutumes curieuses. Les mariages y étaient arrangés dès la prime enfance. Cependant, la tradition voulait que le fiancé enlève de force sa promise, même si, elle comme sa famille, étaient parfaitement d’accord avec l’union prévue. Pour les couples amoureux, hors du mariage arrangé, il existait une usage étrange. En effet, les deux jeunes gens pouvaient passer une nuit ensemble, en restant habillés, sans consommer quoi que ce soit sous peine de mort. L’histoire, par contre, ne mentionne pas comment était vérifiée cette abstinence… Le divorce, en Khevsourétie, était commun, en raison notamment des nombreuses vendettas qui opposaient fréquemment clans et familles, obligeant les époux à se séparer pour demeurer fidèle à leur sang. La polygamie, peu répandue, existait aussi, de même qu’une forme de polyandrie, lorsque dans une communauté, les hommes étaient plus nombreux que les femmes en âge de procréer.

L’épouse accouchait seule, dans une hutte construite pour l’occasion. A l’extérieur, durant le travail, le mari tirait des coups de feu ou effectuait des moulinets avec son épée, afin d’éloigner les esprits et les démons de la mère et de l’enfant.

Bien qu’officiellement chrétiens, les Khevsours portent des prénoms qui se rattachent incontestablement à une tradition païenne. Ainsi, on donne aux garçons des nom d’animaux (loup, ours, aigle, renard, etc) qui sont censés leur apporter les caractéristiques de force, de combattivité, de rapidité ou de ruse propres à leur totem. Les prénoms donnés aux filles, dans une société plutôt rude, sont assez étonnamment délicats : Fille du Soleil, Etoile du Jour, Soleil de mon Cœur.

La mort est à l’image de la vie austère de ce peuple montagnard. Le Khevsour ne doit pas mourir sous un toit, son esprit risquerait d’y rester emprisonné. Malade ou mourant, il se rend, ou se fait porter, dans l’enclos du cimetière, où il attend la mort.

La fin d’un monde

L’ouverture des routes sous le régime soviétique, suivie du déplacement forcé d’une partie de la population, dans les années 50, pour aller travailler dans les usines et les kolkhozes de la plaine, ont porté un coup terrible au peuple Khevsour. Certes, une partie d’entre eux est retournée vivre dans les vallées après la chute du communisme, mais l’érosion démographique semble inexorable. A l’heure où les occidentaux se passionnent pour les peuples « premiers » d’Afrique et d’ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler l’existence de ces communautés européennes en train de disparaitre dans l’indifférence de tous. « Qui se souvient des hommes ? » se demandait Raspail… Mais qui se souviendra des Khevsours, les derniers Croisés ?

Sylvain Roussillon

Article paru dans Zentromag n° 16