Histoire – Des Collabos inattendus : les dreyfusards

L’Affaire Dreyfus est un marqueur important de l’histoire politique française. C’est à son sujet, bien d’avantage que pour d’autres grandes césures historiques, que l’on a pu parler de « deux France » et populariser cette expression à souhait. Ce concept a d’ailleurs été notamment repris lors de la Seconde Guerre mondiale pour illustrer, d’une part, la France de la Résistance et, d’autre part celle de la Collaboration et de l’adhésion à Vichy. Mais, contrairement à une idée reçue, la France résistante est loin d’être la fille naturelle de la France dreyfusarde.

Le « dreyfusisme », c’est, d’abord, la conviction que la capitaine Dreyfus mérite la révision de son procès (on parlera à l’époque des « révisionnistes », sans aucun rapport évidemment, avec le terme employé aujourd’hui). Et, dans un second temps,  ce sera la certitude que Dreyfus est innocent. C’est assez tardivement, en 1897/98, que les partisans de la révision et de l’innocence se révèlent, alors que le procès initial date de 1894. 

L’Affaire a une conséquence immédiate sur la gauche française. En effet, elle provoque l’éclipse, voire la disparition, non seulement d’une gauche « patriote », en partie issue de la Commune, et ralliée au sentiment national à travers notamment le boulangisme, mais aussi d’une gauche antisémite, très active dans certains milieux anarcho-syndicalistes et socialistes-révolutionnaires. Désormais, face à la bipolarisation de l’opinion publique autour de la culpabilité, ou non, de Dreyfus, la gauche française, toutes nuances confondues, est sommée par les intellectuels de se ranger sous la seule bannière du « dreyfusisme ». 

En 1940, les anciens partisans de Dreyfus sont des hommes plutôt âgés, et beaucoup répugnent à s’engager, d’un côté comme de l’autre. Cependant, la surprise réside dans le fait que, parmi ceux qui le font, une majorité significative choisit le camp de Vichy ou de la Collaboration. Il serait long et fastidieux de se livrer ici à une simple déclinaison de portraits, néanmoins, ces dreyfusards peuvent être regroupés en quelques catégories.

Anarcho-syndicalistes, syndicalistes et socialistes : la déception des révolutionnaires

En réalité, le divorce avec le camp du « dreyfusisme » a été, pour certains, assez rapide. C’est notamment le cas chez bon nombre de syndicalistes et de socialistes proches de Georges Sorel. Convaincus que l’action conjointe de la bourgeoisie progressiste et des masses ouvrières allait permettre l’émancipation de ces dernières, ils constatent avec aigreur que dès la grâce et la réhabilitation de Dreyfus, en 1906, le monde ouvrier est une nouvelle fois abandonné à lui-même. Une position que résume bien, en 1908, Gustave Hervé dans le journal syndicaliste-révolutionnaire La Guerre Sociale : « La CGT c’était bon pour protéger les bourgeois juifs, protestants et francs-maçons contre la vague antisémite et cléricale qui vous menaçait ! Maintenant que le danger est passé, que vous n’avez plus besoin des révolutionnaires, ils ne sont plus bon qu’à jeter aux chiens et aux juges ». La Première Guerre mondiale achève de le détacher de la gauche, et il se rallie à l’idée d’une république autoritaire. En 1935, il publie d’ailleurs, pour soutenir ses thèses, une brochure au titre étrangement prémonitoire : « C’est Pétain qu’il nous faut ! ».

Le plus célèbre représentant de cette tendance révolutionnaire, ralliée à Vichy, est Hubert Lagardelle, fondateur de la revue Le Mouvement Socialiste, dans laquelle écrivent Sorel, mais aussi Péguy, Jaurès et Rosa Luxemburg. Il sera ministre du Travail dans le gouvernement de Pierre Laval, en 1942 et 1943.

Les pacifistes intégraux

Le pacifisme, souvent teinté d’antimilitarisme, caractérise une partie des dreyfusards des années 1898-1906 et conduit bon nombre d’entre eux à des parcours inattendus. Même s’ils ont pu temporairement se rallier à l’Union sacrée en 1914, leur condamnation de toute guerre, incarnée par le « plus jamais cela » qui condamne la boucherie des tranchées, s’affirme avec une conviction renouvelée durant les années 20 et 30. Contrairement aux anciens dreyfusards issus des rangs révolutionnaires qui, ulcérés, tournent le dos aux valeurs de la démocratie bourgeoise, ceux-ci y restent fidèles.

On les retrouve d’ailleurs fréquemment dans les rangs des divers comités de vigilance antifascistes, ou encore à la LICA, la ligue contre l’antisémitisme, ancêtre de la LICRA, fondée en 1927. Emblématique de cette tendance, Francis Delaisi est, au moment de l’Affaire Dreyfus, étudiant à Rennes, membre du Groupe d’action républicaine (GAR) et adhérent de la toute jeune Ligue des Droits de l’Homme. Il est un des orateurs lors du grand banquet dreyfusard que Victor Basch organise, dans la cité bretonne, le 14 juillet 1899. Militant syndical, il participe notamment à La Guerre Sociale et à La Bataille Syndicaliste, tout en se rapprochant des milieux anarchistes. Resté pacifiste et devenu pan-européen après la Guerre, il est proche d’Aristide Briand. En 1934, il participe, aux côtés de Victor Basch, à la création du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes. Munichois par pacifisme en 1938, il persiste et signe, en 1940, devant la débâcle des armées française et la défaite. Il considère en effet que seul un rapprochement avec l’Allemagne peut assurer une paix durable à l’Europe. Delaisi, qui en 1939 encore donnait des interviews à la LICA n’hésite pas, alors, à fustiger « les Juifs, à vrai ou faux nez, qui ont voulu nous entraîner sur le sentier de la guerre ». Membre du RNP de Marcel Déat, il participe à sa presse, et donne des conférences dans le cadre du Groupe Collaboration. Ce mouvement, qui se fixe pour objectif de militer par l’action culturelle pour une Europe pacifiée sous l’hégémonie allemande, a été fondé à la fin de l’année 1940 par l’écrivain, prix Goncourt 1911, Alphonse de Châteaubriant. Ce dernier, comme il l’écrit à son ami Romain Rolland était « malgré [sa] famille militariste, […] dans [sa] jeune ardeur, naturellement dreyfusard ». Mobilisé en 1914, Châteaubriant n’en poursuit pas moins sa correspondance avec Rolland, exilé volontaire en Suisse par pacifisme, lui apportant tout son soutien. « Mon ami, mon frère […], lui écrit-il en 1916, j’ai lu ton livre Au-dessus de la Mêlée. Ta foi est la mienne ». Par pacifisme, la paix revenue, et parce que décidemment « plus jamais cela », Châteaubriant est convaincu que la paix européenne passe obligatoirement par une réconciliation franco-allemande inconditionnelle. Ainsi,par pacifisme autant que par germanophilie, il commence un parcours qui le conduira jusqu’à la collaboration.

La trahison des clercs

Les partisans de Dreyfus ont été nombreux parmi les intellectuels. C’est d’ailleurs à l’occasion de l’Affaire, que le terme, jusqu’alors très confidentiel et limité aux gens de lettres, prend le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, englobant pêle-mêle écrivains, artistes, scientifiques, juristes, historiens, journalistes, publicistes… Le lendemain de la parution de « J’accuse ! », L’Aurore publie d’ailleurs un « Manifeste des intellectuels » destiné à soutenir Zola. 

La diversité des profils de ces « intellectuels » rend bien difficile une lecture homogène de ces parcours vers la Collaboration.

Parmi eux, il faut noter la présence de quelques « vieux » dreyfusards, survivants de l’Affaire, mais qui ont occupé une position centrale à l’époque. Jean Ajalbert est de ceux-là. Avocat, critique d’art et poète à ses heures, il a appartenu à l’entourage du jeune député Clémenceau avant de devenir un proche d’Aristide Briand. Il fait partie des premiers dreyfusards militants, dès 1898, écrivant dans le journal Les Droits de l’Homme. Polémiste redouté, il se montre volontiers violent, écrivant par exemple en janvier 1898 : « Les généraux souhaitent le bâillon pour la presse. Nous pourrions demander la guillotine pour les généraux ». Il est célèbre, dans le milieu dreyfusard, pour avoir affronté victorieusement, lors d’un duel à l’épée, un contradicteur antisémite. Il évolue ensuite vers les sphères libertaire, antimilitaristes, anticoloniales, il collabore parfois à L’Humanité. Cependant, au fil des ans, dès les années 20, il semble avoir conçu de l’amertume pour la communauté juive, dont il estime qu’elle n’a pas profité des évènements pour sortir de son entre-soi. Rallié à la Révolution nationale et au Maréchal Pétain en 1940, il signe en 1942 un manifeste dénonçant les bombardements britanniques sur le sol français et termine sa curieuse trajectoire en adhérant au PPF de Jacques Doriot. Soulignons que ses deux témoins lors de son fameux duel de 1898, l’écrivain et académicien français Georges Lecomte, ainsi que le dessinateur anarchiste Hermann-Paul eurent des trajectoires similaires à la sienne. Le dernier a même été le principal illustrateur de Je Suis Partout, jusqu’à son décès en juin 1940.

Parmi les autres « vieux » dreyfusards, mentionnons deux autres figures. D’abord, le romancier pacifiste Armand Charpentier, orateur de la LICA, qui rompt avec elle en 1939, accusant les « Juifs bellicistes d’être responsables de la guerre ». Il collabore ensuite aux journaux de la « gauche collaborationniste », L’Atelier et Germinal. Ensuite, le journaliste antimilitariste Georges Pioch qui connait une évolution similaire. D’abord anarchiste, il adhère à la SFIO puis, en 1921 au tout jeune Parti communiste français dont il est élu membre suppléant du Comité directeur. Exclu l’année suivante, il devient secrétaire général d’un groupe dissident, l’Union Socialiste-Communiste. Membre du Comité directeur de la LICA, de la Ligue des Droits de l’Homme, du Comité d’honneur du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, il rejoint cependant la rédaction de L’Œuvre, le journal de Marcel Déat en 1940 et adhère au RNP l’année suivante.

Au final, les dreyfusards issus des rangs intellectuels ont été particulièrement nombreux, et heureux semble-t-il, de voir apparaître en 1940 un régime à poigne. Et c’est peut-être là que réside leur point commun à tous. L’un d’entre eux, l’écrivain José Germain, ancien membre de la LICA, évoquant Pétain, se réjouira ainsi que « vingt ans durant, nous avons espéré un chef : enfin nous l’avons. L’avenir est à nous ».

Et Pétain ?…

Il est paradoxal que peu d’historiens se soient intéressés au futur Maréchal Pétain, avant Vichy, avant Verdun. Il est âgé de 42 ans en 1898, mais dans l’esprit de cette « Grande muette » qu’est l’Armée, le capitaine Pétain est discret sur ses opinions. Tout au plus sait-on qu’il ne fut pas antidreyfusard. Au début des années 40, il confiera même à son chef de cabinet, Henri du Moulin de Labarthète, « j‘ai toujours cru, pour ma part, à l’innocence de Dreyfus ». D’ailleurs, il existe des indices du républicanisme avéré du futur chef de l’Etat français, avec par exemple sa nomination comme aide de camp du général Brugère, gouverneur militaire de Paris (1899), puis vice-président du Conseil supérieur de la Guerre (1900). Le général Brugère était en effet chargé par le gouvernement de défense républicaine de Waldeck-Rousseau de « républicaniser » l’armée et d’en extirper les éléments antidreyfusards. On ne l’imagine pas s’adjoindre les services d’un officier aux antipodes de ses propres convictions républicaines…

Le premier des dreyfusards ralliés à la Collaboration fut peut-être bien Pétain lui-même…

Sylvain ROUSSILLON

Article paru dans le n°16 de la Revue d’Histoire Européenne (septembre-octobre-novembre 2023)