Les années 1989, 1990 et 1991 sont marquées par le démembrement d’une URSS agonisante, puis par son effondrement. Cette période s’apparente à la « fin d’un monde » pour de nombreux citoyens soviétiques, qui voient disparaître leurs institutions, leurs symboles et leurs certitudes. Au milieu de cette débâcle, l’émission télévisée Cinquième roue (Pyatoe Koleso) diffuse une interview dont la conclusion, sous forme de révélation, ajoute aux doutes et à la stupeur des téléspectateurs de cette époque troublée : « Lénine était un champignon ».
Les Russes sont traditionnellement friands d’articles et de programmes scientifiques. Aussi les téléspectateurs sont-ils nombreux devant leur poste, ce 15 janvier 1991, pour suivre une émission de Leningrad TV, consacrée aux sciences. Sergei Sholokhov, journaliste bien connu de la chaîne, où il est à la fois animateur et rédacteur en chef du département cinéma, reçoit à cette occasion un certain Sergei Kuryokhin, musicien de son état. Ancien joueur de rock et de jazz, il a ensuite évolué, dans les années 80, avec son groupe Pop-Mekhanika, vers la musique électronique et électroacoustique, expérimentant les instruments à ondes musicales, comme le thérémine.
La première partie de l’émission est consacrée au voyage que Kuryokhin a effectué au Mexique, sur les traces de l’ethnologue, écrivain et romancier américain Carlos Castaneda. Le travail de ce dernier, très populaire dans les années 60 dans les milieux de la contre-culture américaine, portait notamment sur le chamanisme au Mexique et l’usage de plantes psychoactives. Kuryokhin poursuit, dans cette logique, en expliquant que la plupart des grands artisans de la Révolution mexicaine (1910-1920) agissait sous l’emprise de drogues.
Tout naturellement, il évoque ensuite la Révolution russe. Et c’est là que le propos commence à devenir surréaliste.
Un révolutionnaire mycophage
Lénine, explique alors très sérieusement Sergei Kuryokhin, était un grand amateur de champignons. Il avait été initié à cet aliment par Georgy Plekhanov, le traducteur de Marx et l’introducteur du marxisme en Russie. Et d’affirmer que cette tendance gastronomique se serait amplifiée lors de son exil en France, où une recette de champignons appelée « ninel » ( ?) lui aurait inspiré son pseudonyme. Influencé ensuite par l’exemple mexicain, Lénine se serait même laissé aller à consommer régulièrement des champignons hallucinogènes. Le pseudo-scientifique en veut pour preuve un courrier adressé par Lénine à Plekhanov indiquant : « Hier, j’ai mangé trop de champignons, mais je me suis senti bien ».
Et Kuryokhin poursuit sa démonstration, devant le journaliste Sergei Sholokhov imperturbable, en s’appuyant sur une série de clichés et de vieux films montrant Lénine en public ou au milieu d’une foule. On y voit ici et là, un jeune garçon ou un jeune homme que Kuryokhin identifie comme un seul et même personnage, qu’il prénomme Sasha. Les différences qui peuvent apparaître sur les photos sont dues, d’après lui, à des variations dans la coupe de cheveux différente ou aux différentes époques de prises de vue.
« Regardez ici une seconde. Voyez-vous ? Lénine est constamment avec des personnes différentes, mais regardez bien, il y a un garçon debout à droite (nous y reviendrons plus tard). Il est de nouveau là, tu vois ? Lénine a toujours un garçon à ses côtés. Alors, voyez-vous, nous sommes passés à une autre image… encore le même garçon. Voyez-vous, le voici, le voilà passé. Il a une coupe de cheveux légèrement différente, mais c’est le même garçon. Le fait est qu’il y a toujours un garçon à côté de Lénine ».
Et Kuryokhin continue son improbable argumentation : « Sasha était constamment avec Lénine, car il connaissait tous les coins à champignons, il connaissait toutes les champignonnières et il y emmenait Lénine, comme nous pouvions le voir sur les images. Ce n’est pas du tout de la spéculation ».
Il produit ensuite un cliché de Lénine, assis derrière son bureau et, désignant un objet sombre et flou ; il déclare qu’il s’agit de l’un des champignons que Lénine consommait régulièrement.
Bien évidemment, tout cela relève de la plus pure imposture. Pourtant, la farce ne fait que commencer.
Un champignon nommé Lénine
En établissant un lien entre l’existence et l’usage de champignons hallucinogènes au Mexique, puis en Russie, il suggère que ce sont les drogues qui ont finalement inspiré le déclenchement et la réussite de la révolution russe. Il va même plus loin : Lénine avait consommé tellement de champignons que leur « conscience fongique l’avait complètement consumé en retour ».
Dès lors, la conclusion s’impose :
« J’ai la preuve absolument irréfutable, déclare solennellement Kuryokhin, que la Révolution d’Octobre a été menée par des gens qui avaient consommé certains champignons pendant de nombreuses années. Et ces champignons, en étant consommés par ces gens, ont supplanté leur personnalité. Ces gens se sont transformés en champignons. En d’autres termes, je veux simplement dire que Lénine était un champignon ».
Du communisme vu comme un « un mimétisme fongique »
L’énormité de la chose ne s’arrête pas à ces invraisemblables révélations. Sergei Kuryokhin évoque ensuite le lien entre la consommation de champignons hallucinogènes et la créativité, suggérant que les champignons ont joué un rôle crucial, non seulement dans l’idéologie communiste, mais aussi dans le fonctionnement de la société soviétique. Il étaye cette « théorie du mimétisme fongique » en donnant plusieurs exemples, insinuant que les champignons sont omniprésents et parasitaires, tout comme le communisme, ou que le schéma des « réseaux mycéliens » (le système racinaire des champignons) et les structures organisationnelles du Parti communiste sont identiques.
Sur sa lancée, et comme s’il n’y avait plus de limites à l’extravagance de ses propos, Kourekhine ajoute que, non content d’être un champignon, Lénine était aussi une onde radio. En tant que spécialiste de musique électroacoustique et d’instruments à ondes musicales, il explique que les champignons ont une capacité à émettre des vibrations et des signaux électriques. Donc, Lénine, figure révolutionnaire métamorphosée en champignon, « vibrait » à travers l’Union soviétique, devenant une onde qui influençait les masses.
Stupeur et tremblements
L’émission, une fois terminée, laisse les téléspectateurs dans une grande confusion. Alexei Yurchak, aujourd’hui universitaire et spécialiste des médias russes, qui avait regardé ce programme, le raconte : « Bien peu de gens ont affirmé avoir immédiatement compris que l’émission était un canular, la plupart se souviennent d’avoir été perplexes, ébranlés et incertains de ce qu’ils devaient en penser ». Dès le lendemain, une délégation de vétérans bolcheviques demande à Galina Barinova, première Secrétaire du Comité régional du Parti à Leningrad, s’il est exact que Lénine était un champignon. Visiblement désarçonnée, elle se contente alors de répondre que l’histoire doit être fausse « parce qu’un mammifère ne peut pas être une plante ». Un argument que Kourekhine réfute immédiatement, en rappelant sobrement qu’un champignon n’est pas une plante… « Pendant des semaines après, commente Yurchak, des millions de personnes sont restées dans l’incertitude, en se demandant : que s’est-il passé ? ».
De la pratique hallucinatoire des médias
Si des millions de personnes ont cru à cette émission, ou en ont été ébranlés, ce n’est pas parce que le public russe était plus crédule que la moyenne. Le canular reposait sur l’attitude sérieuse de Kourekhine et sur son utilisation d’un vocabulaire scientifique et philosophique. Il donnait l’impression de citer des sources fiables et d’être un expert, ce qui renforçait l’apparente crédibilité de ses propos. Quant à son interviewer, Sergei Sholokhov, il était un des jeunes journalistes phares de la télévision de Leningrad, véritable star en puissance de l’information. Les arguments de Kourekhine étaient intentionnellement absurdes, mais le cocktail infernal du « vu à la télé » mélangé à une bonne dose de discours présentés comme scientifiques ou rationnels a fait le reste. Un zeste de preuves assénées, mais jamais démontrées, est venu ajouter une touche de véracité au canular. Comme l’écrira ensuite Yurchak : « Souvent, les gens ne savent pas s’il y a des preuves, mais ils supposent qu’il y en a parce que sinon les médias n’en parleraient pas. Si quelque chose sort dans les médias, ce quelque chose doit être vrai ». Toute comparaison avec des phénomènes de matraquage médiatique récent, liés à des pandémies et leurs variants, à des catastrophes diverses ou à des conflits actuels, relève évidemment de la plus pure extrapolation.
Sergei Sholokhov est revenu à ses premières amours, et il est aujourd’hui producteur d’émissions cinématographiques à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Sergei Kourekhine a poursuivi pendant quelques années ses expérimentations musicales. En 1995, il s’est rapproché d’Edouard Limonov et d’Alexandre Douguine. Il a adhéré au Parti National-Bolchevique, dont il a organisé la section locale, en déclarant que « la seule forme d’art pertinente aujourd’hui était la politique ». Cette même année, Douguine s’est présenté à l’élection de la Douma dans la circonscription uninominale 210 de Saint-Péterbourg. En septembre 1995, Kourekhine a organisé un concert de soutien avec son groupe Pop-Mekhanika, prestation musicale pendant laquelle Douguine comme Limonov prennent la parole. Ce devait être la dernière apparition musicale publique de Kourekhine, qui est mort d’un sarcome cardiaque en mai 1996.
S’il est désormais admis par tout le monde que l’émission de 1991 était un canular, aujourd’hui encore, lors d’une discussion entre Russes sur Lénine, il est fréquent, habituel et même attendu, que l’un ou l’autre des participants finissent par lâcher, en boutade, que « Lénine était un champignon ! »
Paru dans Zentromag n° 22