Préface de la réédition des « Camelots du Roi » de Maurice Pujo

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Les Camelots du Roi, et la droite se fit séditieuse…

C’est en 1933 que paraît l’ouvrage de Maurice Pujo, Les Camelots du Roi. L’auteur connaît bien son sujet, puisqu’il est avec Henri Vaugeois, en 1898, le co-fondateur de l’Action française (rappelons que Maurras rejoint le groupe quelques mois après sa fondation, et que cette première AF est, jusqu’en 1903, républicaine). Il est, par ailleurs, l’un de ceux qui sont à l’origine des Camelots du roi, avec d’une part l’étudiant des Beaux-Arts, Maxime Real del Sarte, et d’autre part, Henry des Lyons, patron des militants royalistes du XVIIème arrondissement de Paris.

Le livre de Maurice Pujo ne traite que des premières années de cette histoire des Camelots du roi : 1908, 1909 et le premier semestre de 1910. Dans son propos introductif, Pujo annonce un second volume qui, si il a été écrit, n’a jamais été publié. Dans la préface d’une brochure de Guy Steinbach, parue en 1989, et consacrée au même sujet, Pierre Pujo, le fils de Maurice, soulignait pourtant l’insistance de Maurras pour que cette suite voit le jour. On ne trouvera donc pas, dans ces pages, de références à la gifle de Lucien Lacour à Briand (20 novembre 1910), des manifestations autour de la Comédie française contre la pièce de Henry Bernstein, Après moi (février 1911), de l’évasion rocambolesque de Gabriel de Baleine de la maison centrale de Clairvaux en avril 1912, ni de l’agitation, en 1913, autour de la Loi des Trois ans (augmentant la durée du service militaire devant les risques de guerre). Et bien évidemment, rien de l’histoire des Camelots du roi de l’entre-deux guerres. 

Pour autant, la courte période couverte par le récit de Maurice Pujo est aussi captivante qu’elle en dit long sur une époque et sur un mouvement, mais aussi, sur les origines du nationalisme français, et même – j’ose le terme – y compris dans sa composante révolutionnaire.

Henri Vaugeois, l’autre fondateur de l’Action française, ne craignait pas d’écrire, à l’époque : « nous ne sommes pas des royalistes de regret, nous sommes des royalistes révolutionnaires ». Et c’est bien cette impression qui se dégage des pages de Pujo. 

Certes, le nationalisme n’en était pas à ses débuts militants : la Ligue des Patriotes, avec Paul Déroulède, puis la Ligue de la Patrie française, de Jules Lemaître, ou la Ligue antisémitique de France, dirigée par Jules Guérin, ont tenu le pavé parisien dans les années, succédant au boulangisme ou encadrant l’Affaire Dreyfus. L’activisme royaliste n’est pas non plus une nouveauté. Il suffit de se souvenir du baron Christiani agressant le président Loubet à coups de canne dans la tribune de l’hippodrome d’Auteuil, le 4 juin 1899. Mais, la Ligue d’Action française, créée le 15 janvier 1905, va s’avérer différente. En décembre 1905, le nouveau mouvement se dote en effet d’une branche étudiante. L’idée n’est pas entièrement neuve puisque dans la tourmente de l’Affaire Dreyfus, des organisations estudiantines de gauche, comme l’Alliance de la jeunesse républicaine ou l’Union des étudiants républicains, ont vu le jour. Mais il s’agit de groupes « jeunes et sages », formés d’étudiants déjà âgés dont les études approchent de leur terme, et qui constituent des viviers pour le recrutement des futurs fonctionnaires, élus et parlementaires républicains et rad-socs. Rien de tel chez les étudiants d’AF qui, s’ils affichent une volonté de se former (« Notre devise sera : la propagande par l’étude »), rejettent tout carriérisme électoral (« Nous voulons exclure de nos réunions toute préoccupation électorale »). Et, si leurs rivaux républicains sont « sages », rien n’est moins vrai concernant les étudiants d’AF. Lorsque Maurras définit les objectifs d’une restauration monarchique « par tous les moyens, même légaux », on comprend bien que la légalité n’est pas la préoccupation majeure du futur auteur de Si le coup de force est possible. C’est en tous les cas la lecture qu’en font les étudiants d’AF, pour lesquels le combat contre la république, la « gueuse », passe immanquablement par « des violences de salut public ». 

Mais, cette « violence au service de la raison » n’entend précisément pas être gratuite. Le mouvement royaliste se dote ainsi, en 1906, d’un Institut d’Action française, situé rue des Arts, sorte de contre-Sorbonne qui, organisé en chaires, dispense des cours en se calquant sur un cycle universitaire. Par ailleurs, des conférences, ouvertes à tous, se tiennent régulièrement salle des Sociétés Savantes, rue Danton. Enfin, et c’est plutôt une nouveauté à « droite » où l’on préfère généralement les « salons », des cafés servent de points de rendez-vous, de permanences militantes, de lieux de discussions et de débats. En investissant ces espaces de sociabilité populaire, les étudiants d’AF s’ouvrent à un public nouveau. Et ils n’auront d’ailleurs de cesse de dénoncer les patriotes et les royalistes « salonards ».

Le lancement, le 21 mars 1908, du quotidien L’Action française, va engendrer d’autres besoins militants, tout autant d’ailleurs que la mise en place d’une ligue alliée, et de son journal éponyme, L’Accord social, destiné aux employés et ouvriers royalistes. Pour les dirigeants de l’Action française, il importe alors de faire connaître et de diffuser cette presse nouvelle et militante. Les journaux, généralistes ou politiques, sont alors très largement vendus à la criée, dans la rue, mais cette activité est le fait de professionnels, de camelots dont c’est le métier. Amener des jeunes gens, parfois de très bonne famille, étudiants ou employés, à se livrer bénévolement à cet exercice est un défi qui va être relevé avec un incontestable succès, au grand dam, parfois, de parents ou d’amis, mortifiés de voir tel fils de famille ou tel voisin respectable jouer publiquement les camelots dans la rue voire à la sortie de la messe.

D’autant qu’être Camelot du roi (le terme est lancé dans un article de L’Action française le 16 novembre 1908) ne se limite pas seulement à la vente à la criée. Il faut parfois faire le coup de poing contre des adversaires issus de l’extrême-gauche, socialiste-révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste, et, lorsque la police s’en mêle, contre les policiers eux-mêmes. La vieille droite conservatrice, qu’elle soit républicaine ou monarchiste, est épouvantée devant ces trublions qui, tout en se réclamant d’un « ordre naturel », incarné par l’idée royale, pratiquent volontiers le désordre, et même le revendiquent. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à écouter leur hymne qui retentit à tout propos dans les rues de la capitale :

« Vivent les camelots du roi, ma mère,

Vivent les camelots du roi…

Ce sont des gens qui s’foutent des lois,

Vivent les camelots du roi ! »

C’est probablement la première fois en France qu’un mouvement dit « de droite », revendique aussi clairement son rejet de la légalité républicaine et bourgeoise, voire, dans quelques cas, de la légalité tout court… Et, lorsqu’on lit sous la plume du ligueur d’AF, Lucien Moreau, « tout ordre n’est pas l’ordre. […] le patriote révolté contre un ennemi de la Patrie n’aurait-il pas le droit d’évoquer les lois non écrites contre les lois injustes du tyran ? », comment ne pas songer à ce qu’écrira plus tard le communiste italien Gramsci : « Quand l’ordre n’est plus dans l’ordre, il est dans la révolution ».

Évidemment, les condamnations pleuvent, aussi bien sur les étudiants d’AF que sur les Camelots du roi : peines de prison ferme, souvent de quelques jours seulement, mais parfois de plusieurs mois, voire d’années (c’est le cas de Lucien Lacour qui, après sa gifle à Briand, écope de trois ans fermes). Le paroxysme est atteint, certainement, en mai 1909, 1910 et 1911, lorsqu’au prix de 10 000 jours de prison cumulés, les étudiants et les Camelots parviennent à imposer aux autorités de la République le cortège d’hommage à Jeanne d’Arc.

camelots du roi

Cette répression massive qui, il faut le noter, touche aussi, à l’époque, l’autre côté de l’arc militant, donne d’ailleurs naissance à de curieux rapprochements. La préfecture de police juge en effet pertinent de mélanger les politiques des deux bords dans les mêmes cellules, avec le secret espoir de les voir s’affronter. Des frictions, il y en aura quelques-unes en effet, mais, assez rapidement, Camelots du roi et lecteurs de La Guerre sociale, étudiants d’AF et ouvriers socialistes-révolutionnaires, prolétaires royalistes et intellectuels anarcho-syndicalistes finissent par sympathiser. Tandis que les cellules résonnent alternativement de « L’internationale » ou de « Vive Henri IV », on échange cigarettes et nourriture tirée des colis reçus, des discussions s’engagent, des amitiés se nouent. Le respect est réciproque. Ce début de fraternisation, raconté par Maurice Pujo, donnera naissance, quelques mois plus tard au très hétérogène Cercle Proudhon, une des toutes premières tentatives, après celle du marquis de Morès au début des années 1890, de rapprochement des droites révolutionnaires et des gauches radicales. Il n’est finalement guère surprenant que certains rédacteurs d’un journal syndicaliste-révolutionnaire comme La Terre libre, se laissent aller à fustiger « la République capitaliste, maçonnique et fusilleuse » préférant, à tout prendre, « l’hypocrisie [sociale] de la monarchie à celle de la république ». La Guerre sociale abonde dans ce sens, avertissant la gauche parlementaire qu’elle ne pourra plus compter sur le « prolétariat révolutionnaire » contre les « monarchistes réactionnaires » et conclut sur ces mots : « quand Marianne aura sa crise, nous serons là pour lui administrer l’extrême-onction ». 

L’expression « prolétaires royalistes », que j’ai employée plus haut peut sembler oxymorique, mais elle recouvre pourtant une indéniable vérité. En effet, la sociologie des Camelots du roi de ces premières années de lutte est assez populaire. Il existe encore, à l’époque, une fraction significative du monde ouvrier acquise à la monarchie. En 1908, la Ligue de l’Accord social est implantée dans 12 arrondissements parisiens et 28 villes de province. Dans la capitale, elle contrôle une bourse du travail, ainsi qu’un théâtre ouvrier, le Théâtre de l’Accord social, bien avant que les communistes ne se lancent dans l’aventure de « l’art théâtral prolétarien » à partir de 1929. Le Camelot du roi Lucien Lacour, déjà mentionné, est un ouvrier menuisier. René d’Aubeigné, « jeune royaliste de tradition » comme il se définit lui-même, et fils de bonne famille, membre des étudiants d’AF, note ainsi que les étudiants les plus actifs sont vivement encouragés à devenir « adhérents au groupe local des Camelots et à prendre part aux actes de ces derniers sans se croire au-dessus des ouvriers et des employés qui composent les Camelots du roi ».

camelots du roi

Lors des grandes inondations qui frappent Paris et sa banlieue durant les  premiers mois de 1910, les Camelots du roi n’hésitent d’ailleurs pas à passer de la théorie à la pratique sociale. Distribution de vêtements, couvertures et charbon, soupes populaires et récoltes de dons se succèdent. La soupe populaire des Camelots du roi, installée dans les faubourgs ouvriers d’Issy-les-Moulineaux, sert près de 1 000 repas par jour. Ils gèrent des bacs pour permettre aux habitants sinistrés d’aller et venir, ils construisent des baraquements pour héberger en urgence des familles ayant tout perdu. Grâce à leur action, le royalisme opère un retour remarqué dans des cités ou des quartiers « rouges », désertés depuis bien longtemps, tant par les curés que par la droite conservatrice.

La jeunesse de ces militants est un des éléments qui frappe les esprits d’alors. Le journal satirique L’Assiette au Beurre leur consacre d’ailleurs son numéro du 27 mars 1909. Les principales caricatures portent sur l’âge des camelots, présentés comme des gamins potaches et irrespectueux. Ce qu’ils sont, en effet. Mais si leur jeunesse fait sourire, elle inquiète aussi. Le républicain socialiste Aristide Briand ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit à la veille des élections de 1910 :

« On voyait chaque jour les rues, les prétoires de justice envahis par des bandes désireuses de violences et de désordres ; on voyait des statues de républicains intègres et dignes de vénération, maculées, insultées ; on sentait que la bataille électorale allait se passer dans cette atmosphère d’hostilité ; les travailleurs s’écartaient du parti républicain… »

camelots du roi dessin

A l’invitation de Maurras déclarant : « nous devons être intellectuels et violents », les Camelots du roi ajoutent une autre caractéristique, de leur fait, celle de l’impertinence et de la farce. C’est cet état d’esprit très particulier, l’art de se moquer de tout et de soi-même, qui fait que les Camelots du roi ne sont pas un simple groupe de nervis vaguement cultivés ou d’intellos avides de sensations fortes. Il y a du Me ne frego avant l’heure chez ces Camelots du roi « qui s’foutent des lois ».

Mais combien sont-ils ces trublions qui rêvent de mettre la république à genoux et de réconcilier les fils de chouans et ceux des soldats de l’An II ? Maurice Pujo lui-même parle, pour Paris, au début de 1910, de 350 étudiants (beaucoup de juristes, quelques carabins, une poignée d’artistes des Beaux-Arts, quelques chartistes) et de 600 Camelots (dont les deux tiers sont des ouvriers et des employés). Comme de bien entendu, la police avance des chiffres réduits de moitié. Les effectifs grossiront au fil des mois, mais sans que l’on ne puisse jamais parler de mouvement de masse. 

La force de ces militants, malgré leur jeunesse et leur côté potache, ne tient en effet pas à leur nombre. Leurs succès, ils les doivent à un engagement et une force de mobilisation hors du commun, qui leur permettent de rivaliser avec des organisations plus conséquentes. Cette discipline s’appuie sur un esprit d’équipe et une capacité de mobilisation exceptionnelle qui est le fruit d’une camaraderie gommant les aspérités sociales. Chez les Camelots du roi, on ne fait pas de différence entre l’ouvrier ou le noble : le tutoiement est obligatoire, et le dévouement à la cause reste la seule jauge. L’exemplarité fait le reste. Si les effectifs militants demeurent modestes, les images mêlées de camaraderie, de sincérité, de bagarreurs joyeux et de débatteurs intrépides, agit comme un aimant. Au Quartier Latin, l’AF peut compter alors sur 3, 4 ou 5 000 sympathisants qui assistent aux réunions et se mobilisent pour les manifestations.

Au-delà de l’inévitable querelles des chiffres, l’influence des Camelots du roi est à appréhender sous l’angle des minorités agissantes. Dans le Paris qui précède l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, la jeunesse de sensibilité démocrate, progressiste ou socialiste est sans conteste numériquement bien supérieure à la jeunesse patriote et nationaliste. Mais cet avantage numérique est comme balayé par l’activisme tous azimuts de ces quelques centaines de militants solides et impertinents, « aimant à la passion et haïssant fortement », bien convaincus que leur « force est d’avoir raison ». Le réarmement national et moral qui touche les esprits à la veille du conflit mondial, par l’intermédiaire du monde étudiant et intellectuel, est le fruit de leur action.

Rarement, la force révolutionnaire d’une minorité organisée, décidée et disciplinée n’aura été illustrée avec autant d’à-propos qu’à travers les Camelots du roi de ces premières années. A ce titre, le livre de Maurice Pujo demeure un bréviaire essentiel de l’action politique. 

Préface de la rééditions des « Camelots du Roi » de Maurice Pujo, Éditions Ars Magna, 2025

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Sylvain Roussillon

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