Portraits – Henri Vincenot – Le barde bourguignon

Henri Vincenot : le joyeux enfant de la Bourgogne

C’était en 1985, probablement au printemps, quelques mois seulement avant qu’il ne décède. J’étais dans la permanence de l’Action Française, située rue d’Assas à Dijon (oui, il y a aussi une rue d’Assas à Dijon), probablement occupé à rédiger le texte d’un tract sur un stencil inséré dans une vieille Olivetti de récupération. Les plus anciens comprendront. C’est alors qu’il est entré, après avoir donné un petit coup à la porte vitrée, l’œil malicieux et la moustache broussailleuse : Henri Vincenot.

L’individu, évidemment, ne m‘était pas inconnu. Comme tout Dijonnais, j’avais déjà vu sa bonne tête de gaulois dans les pages du quotidien local, ou encore aux actualités régionales. Il avait même quelquefois été invité par Pivot dans son émission, Apostrophes, et nul doute qu’alors, les audiences en Bourgogne connaissaient un petit pic. Là, il s’est contenté de m’acheter un exemplaire d’Aspects de la France, puis avant de sortir, il s’est tourné vers le portrait de Maurras au mur, a soulevé son chapeau en ponctuant ce geste courtois d’un « Maître !… » avant de disparaître dans la rue étroite. Du haut de mes 20 ans, je n’ai pas eu la présence d’esprit, ou peut-être simplement l’audace, de le rattraper, de me présenter, de lui extorquer un numéro de téléphone, de quémander un rendez-vous, une interview. Au moins me suis-je décidé à le lire.

Le barde bourguignon

Parce que Vincenot, en Bourgogne, c’était quelqu’un ! Pas un de ces écrivains « parisiens » qui parlaient de choses simples avec des mots compliqués et qui, tristes éphémères de papier, ne survivaient guère plus que le temps d’une saison littéraire. Vincenot, avec son parler bourguignon aux « r » roulés et son visage de guerrier de Vercingétorix miraculeusement sauvé d’Alésia toute proche, était tout l’opposé. Un auteur enraciné, capable de parler de choses compliquées avec des mots simples. Un écrivain régional, comme on dit parfois dans la presse littéraire avec un brin de condescendance. L’épithète est d’autant plus réductrice que ce diplômé de HEC était aussi dessinateur, peintre, sculpteur et musicien.

C’est avec Le Pape des escargots que j’ai commencé mon initiation à Vincenot. Cet ouvrage, en mettant en avant le personnage de La Gazette, sorte de vieux druide égaré dans notre époque moderne, gardien de savoirs hérités des Gaulois, nous rappelle que la Bourgogne ne se restreint pas à Dijon, Beaune et la très touristique côte des vins…

Dijonnais de naissance, fils et petits-fils de cheminots, Vincenot est aussi, par sa mère, un enfant de la montagne bourguignonne. Massif modeste, le moins connu, incontestablement, des reliefs français, loin derrière les Alpes, les Pyrénées et le Jura, mais aussi le Massif central, les Vosges et le Massif armoricain, la Montagne bourguignonne se singularise pourtant des autres. Elle abrite en effet la ligne de partage des eaux en un tripoint de bassins versants : vers la Manche, vers la Méditerranée, vers l’Atlantique. De là à dire que c’est elle qui irrigue la France… Elle est à l’image, cette Montagne, de Vincenot lui-même, à moins que ce ne soit l’inverse. Patinée par l’âge, adoucie par les années, elle recèle pourtant des histoires et des légendes qui nous viennent des Celtes, des Gaulois, des Burgondes et de leurs successeurs.

Cet enracinement viscéral dans sa terre de Bourgogne, Vincenot l’a mis en scène dans de nombreux romans, dont certains fortement autobiographiques. Pourtant au-delà de cet ancrage dans sa province, c’est bien une ode à la nature et à l’écologie avant l’heure, que chante Vincenot. Une écologie intégrale, mariant les hommes et leur environnement, revenant aux fondamentaux de la politique naturelle et de l’écosphère familiale.

« Aujourd’hui, écrit-il dans « Ma Bourgogne, le toit du monde occidental »,  l’environnement, ce sont les gaz d’échappement, les bruits… Quant à la famille ? Maman est à l’atelier ou au bureau, papa est à l’usine. Les grands-parents ? connais pas ! Peut-être dans « une maison du troisième âge » ?… Tout ce beau monde a abandonné l’enfant (…).

On a cherché à dissocier les familles. C’est une recherche un peu aveugle, sans doute, mais tout de même effective de « défaire la famille », qui est la cellule fondamentale de l’humanité. Dans quel but ?

Je crois qu’on fait cela pour pouvoir davantage exploiter l’homme. L’homme, isolé comme il l’est en ville, est d’autant plus vulnérable et exploitable à merci. Les vieux dans une maison de vieux, les petits dans une crèche, les moyens à l’école, les adultes au boulot… Ils ne se voient jamais ces gens-là. Ils ne sont jamais ensemble. Ils ne s’aiment pas. Le déséquilibre actuel a sa source là ».

Un anti-moderne

Henri Vincenot n’était cependant pas uniquement un auteur régional. Il est certes enraciné dans un terroir, mais aussi dans un métier. Son grand-père paternel, d’abord Compagnon forgeron, devient mécanicien sur les machines à vapeur du chemin de fer encore balbutiant. Il tirera de cette histoire familiale un savoureux roman, Les Chevaliers du chaudron, mettant en scène, durant le Second empire, le colonel Joubert, un vétéran des guerres napoléoniennes, ivrogne et à demi fou, violemment opposé au développement industriel et ferroviaire, à un jeune mécanicien du rail, Lazare Denisot, passionné de progrès. Joubert, sorte de Don Quichotte moderne qui attaque les locomotives à cheval et sabre au clair n’a évidemment aucune chance de l’emporter. Mais la victoire de Denisot a un goût amer lorsqu’il prend conscience que le progrès tant attendu, source de liberté, n’est qu’un leurre : « Que veut-on de nous ? Nous faire perdre l’habitude de manger et de dormir et prendre celle de travailler sans arrêt ? Alors le progrès réalisé dans le monde serait payé par l’abêtissement de toute une corporation et ce ne serait plus le progrès. Car peut-on appeler le progrès ce qui grandit une partie de la société en abaissant l’autre plus bas que les esclaves de l’Antiquité ? ».

Et c’est là une grande leçon de Vincenot : la technique n’est pas neutre. Elle a un coût humain, un coût social, un coût sociétal qui est souligné dans ce court dialogue du Pape des escargots.

« – Tu n’as pas compris, Beuzenot, que chaque fois qu’un croquant achète une machine Cormick ça tue dix faucheurs ?

– Ça supprime leur peine, Gazette, mais ça ne les tue pas ; c’est eux qui conduiront la Cormick. […]

– Un seul conduira la Cormick ! mais les neuf autres ? hein ? Qu’est-ce qu’ils feront les neuf autres ? Tu veux que je te le dise ? Ils iront à Dijon, à Paris, esclaves dans les usines ! Et les villages deviendront vides comme des coquilles d’escargots gelés. »

Mais au-delà du simple progrès technique, ce que condamne ce fils et petit-fils de cheminot, c’est probablement tout simplement la modernité. Il la dénonce car elle détruit les liens communautaires, elle assèche les campagnes, elle asservi les individus, elle détruit les terroirs et notamment celui qui lui tient à cœur : sa Bourgogne.

« Chaque fois qu’il prononçait le mot État, écrit-il dans « Le Maître des abeilles », le Mage se mettait debout, faisait un salut militaire grotesque. Puis, levant l’index droit, il dit d’une voix de prédicateur : « Voilà ce que vous allez devenir, messieurs, si vous vous laissez manipuler par les collectivistes, les théoriciens, les savants… Bientôt on vous fabriquera des hommes dans des flacons, sur commande, spécialisés dans l’œuf et dûment conditionnés dès l’enfance… Déjà on retire à vos femmes leur rôle maternel, déjà on les contraint à des travaux cycliques et asexués, déjà on limite votre travail à un ou deux gestes, toujours les mêmes; déjà on vous abrutit par la drogue, la politique et la spécialisation pour que vous soyez mûrs et fin prêts pour la banalisation. »

Il serait tentant d’affubler Vincenot de cette épithète un peu trop galvaudée « d’anarchiste de droite ». Or Vincenot n’a rien d’un anarchiste. Il reconnait les vertus de l’Ordre, un ordre communautaire, paysan, familial. Et je doute qu’il se soit jamais défini comme un homme de droite. Jean Madiran disait de lui qu’il faisait partie de ces « rares hommes qui ont su unir les trois forces vitales : intellectuelle, manuelle et spirituelle ». Vincenot n’est pas un homme « de droite », comme il existe aussi des hommes « de gauche », ou « du centre ». C’est un enraciné opposé à la massification. « A notre insu, lentement, courageusement, opiniâtrement, note t-il dans La Billebaude en se souvenant de sa scolarité et du patois interdit, on nous arrachait au singularisme païen, pour nous préparer aux fructueux échanges universels, c’est-à-dire, pour pouvoir un jour, tous unis et confondus, nous servir des mêmes barêmes, des mêmes machines et devenir de bons consommateurs inconditionnels, se contentant des mêmes H.L.M. ».

Dans Mémoires d’un enfant du rail, Vincenot évoque son grand-père paternel en nous offrant d’ailleurs un étonnant regard sur la vision d’un certain syndicalisme, corporatiste, aujourd’hui disparu (« Pourtant c’est dans le syndicalisme qu’est la vérité, on ne m’ôtera pas ça de la tête, fait-il dire à son aïeul. Mais l’analyse que faisait mon grand-père était singulière ; comme beaucoup de gueules noires, il était d’origine compagnonnique, et lorsqu’il prononçait le mot  » syndicalisme  » il voulait parler de la défense du métier, de l’amélioration collective de l’outil, de la recherche unanime de la perfection technique, de l’amélioration de l’homme par la rigueur, la discipline, la conscience professionnelle et la fraternité, et non de la lutte entre les classes sociales pour le confort matériel et l’augmentation des salaires. Il jugeait un homme sur la qualité de son oeuvre, et non sur les avantages qu’il avait pu en tirer. »

La « folie » de l’écrivain

Dans La Billebaude, il met en scène son grand-père maternel, Joseph, le « Trembot », sellier et lui-aussi ancien Compagnon. C’est ce dernier qui l’initie à la forêt, à la faune, à la flore, à l’apiculture, à la chasse, toutes choses qui tiendront ensuite une place prépondérante dans sa vie et son œuvre. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une battue au sanglier, dans les environs de Commarin, que le jeune Vincenot, alors âgé de 17 ans, découvre un hameau abandonné, au lieu-dit la Peurrie, « petit ruisseau » en patois bourguignon. Il se fait alors la promesse de ressusciter l’endroit et de s’y installer. Il tiendra parole et, vacances après vacances, ses enfants, sa femme et lui, retaperont l’endroit. C’est là que Vincenot repose désormais, avec son épouse et un de ses fils, dans une tombe surmontée d’une croix celtique.

Sylvain Roussillon

Article paru dans Livr’Arbitre n°42 (juillet 2023)