Histoire – Empire colonial allemand

L’aventure coloniale allemande : cette oubliée.

Lorsque l’on évoque les empires coloniaux, on pense immédiatement à la France et au Royaume-Uni qui furent les deux puissances coloniales dominantes des XIXème et XXème siècles. Accessoirement, on va se souvenir de l’Espagne et du Portugal, les deux vieilles nations qui ont ouvert la porte aux conquêtes ultramarines. Et enfin, en s’appesantissant sur quelques souvenirs personnels ou scolaires, on rajoutera la Belgique, l’Italie, et peut-être les Pays-Bas, le Japon ou les Etats-Unis.

L’Allemagne est généralement oubliée de cette liste. Il est vraie que le pays, dont l’unification est tardive et dont la défaite française de 1871 sert de ciment, apparait essentiellement comme une puissance d’Europe continentale. Et pourtant.

En réalité, l’intérêt des Allemands pour l’expansion coloniale est aussi précoce que celui des autres peuples. Dès XVIème siècle, durant les deux centaines d’années suivantes, nombre d’états allemands tentent de s’implanter aux Amériques, en Afrique, voire en Asie. Qu’il s’agissent de la colonie de Klein-Venedig (la Petite Venise) dans l’actuel Venezuela, initiée par une famille de banquiers d’Augsbourg en 1528, des tentatives de colonisations caraïbes du duché de Courlande en 1637, puis en 1642, ainsi qu’en Afrique, en 1651, du comté du Hanau, en 1669, dans le nord de l’actuel Brésil, ou surtout du Brandebourg-Prusse qui, fort de la première marine militaire régulière initiée en Allemagne, en 1684, se lance dans une tentative de colonisation des côtés ghanéennes et mauritaniennes, ainsi que de quelques iles caribéennes, dans l’actuel archipel portoricain notamment. Mis en échec par les Britanniques et les Hollandais, les Prussiens tentent sans succès durable, au milieu du XVIIIème, d’ouvrir un comptoir en Chine, à Canton. Tous ces échecs sont évidemment liés à l’hostilité des autres concurrents coloniaux de l’Allemagne, mais aussi et surtout à l’absence d’unité politique du vieux Saint-Empire Romain germanique effrité en pas moins de 1 800 entités divers, indépendantes les unes des autres.

L’unité allemande forgée par Bismarck sur le dos d’une part de l’empire austro-hongrois, en 1866, et d’autre part de la France, en 1871, ne change pas radicalement la donne coloniale, dans l’immédiat. Le chancelier allemand demeure en effet, dans un premier temps, opposé à toute idée d’aventure coloniale, considérée comme une inutile dispersion des forces du pays. Mais les choses changent dans les premières années de la décennies 1880. Pays fortement industriel, l’Allemagne est en effet confrontée au double problème de l’approvisionnement en matières premières et de l’écoulement de ses produits finis. Elle ne peut pas demeurer sous la menace d’un embargo économique de la part des autres puissances mondiales. De plus, son économie, bien que très dynamique, ne permet pas d’offrir un travail à tous les ressortissants allemands. Près de 4 millions d’entre eux ont émigré, essentiellement aux Etats-Unis, entre 1815 et 1870. Une politique coloniale volontariste permettrait donc d’offrir à la métropole des ressources, d’ouvrir un marché intérieur devenu économiquement trop exigu, et de donner des perspectives à une population trop nombreuse. Encouragé par les milieux financiers et militaires, mais aussi par une opinion publique qui souhaite voir l’Allemagne se hisser, sur ce plan-là, à la hauteur de ses rivaux français et britannique, Bismarck fini par se rallier, en 1884 à l’idée d’une politique coloniale allemande. Il s’en explique longuement devant le Reichtag : « Dans le système de colonisation que je qualifie de français, l’Etat doit chaque jour juger si l’entreprise est bonne et présente des chances de succès. Dans notre système nous laissons au commerce, aux individus, le choix, et si nous voyons l’arbre prendre racine, croître et prospérer, si les créateurs de l’entreprise invoquent la protection de l’empire, alors nous leur accorderons notre protection que d’ailleurs nous ne pouvons pas leur refuser ». Il synthétise sa pensée coloniale par la formule suivante : « Le drapeau suit le commerçant ».

Dès lors, les Allemands mettent les bouchées doubles pour se tailler un domaine ultramarin. Mais il reste de moins en moins d’espace à conquérir, et au final, l’empire colonial allemand, tard venu, souffre d’un éparpillement géographique et d’une cruelle absence de continuité territoriale. Mais, bon an, mal an, il parvient à se développer sur les trois continents africain, asiatique et océanien ; une tentative pour prendre pied dans les Amériques, sur la petite île Klein Curaçao dans les Antilles, au large du Venezuela, au sud de l’île principale de Curaçao, échoue à cause des conditions climatiques.

La colonisation allemande n’est pas homogène et elle se repartie en sept ensembles administratifs distincts. En Asie, la concession de Kiautschou, autour du port de Tsingtau, constitue un établissement modèle et une vraie vitrine de l’Allemagne en Asie, au point de susciter l’admiration sans retenue du premire président de la toute nouvelle république chinois, Sun yat-sen, en 1912. Les possessions allemande en Océanie sont répartie en deux entités. D’abord la Nouvelle-Guinée allemande (Deutsch-Neuguinea), un territoire disparate et très étendu, comprenant la partie nord-est de la Nouvelle-Guinée, l’archipel voisin de New Britain, les îles de l’Amirauté et la partie nord des îles Salomon auxquels viennent s’ajouter les îles Marschall, Nauru, les archipels micronésiens des Carolines, des Palaus et des Mariannes. Ce territoire ne compte, en 1914, que 480 000 habitants dont seulement 1 300 Européens et 772 Allemands. Le nombre global d’habitants est d’ailleurs sujet à caution puisque l’hinterland de la de la Nouvelle-Guinée reste très largement inexploré. L’autre entité administrative est constituée par la partie ouest de l’archipel des Samoa, les Deutsch-Samoa.

Les Samoa allemandes constituent un ensemble colonial petit et bien plus homogène que la Deutsch-Neuguinea. Le drapeau allemand est hissé à Apia, la capitale du protectorat, le 1er mars 1900 en présence du nouveau gouverneur, Wilhelm Solf. Ce dernier est un diplomate confirmé qui va gérer son territoire avec beaucoup d’humanité et de finesse. Les chefferies et institutions indigènes sont maintenues, les coutumes respectées. Solf institue un système scolaire ouvert à tous, crée un hôpital, fonde un journal d’informations générales, le Samoanische Zeitung, et un bulletin officiel, les Samoanisches Gouvernementsblatt, développe l’économie locale. Jusqu’en 1942, les seules infrastructures publiques construites dans cette partie des Samoa l’auront été sous l’administration allemande. A la veille du premier conflit mondial, les Samoa allemandes comptent 35 000 habitants autochtones, près de 2 000 Chinois et 500 Européens dont 300 Allemands. Economiquement la colonie est à l’équilibre, exportant pour près de 3 millions de marks par an de marchandises essentiellement agricoles.

Mais c’est en Afrique que se développe l’essentiel du domaine colonial allemand, autour de quatre possessions. D’abord le Togoland, petit territoire de 87 200 km2 tout en longueur, disposant de 52 kilomètres de côtes donnant sur le golfe du Bénin. De forme allongée, il compte 550 kilomètres du nord au sud et une largeur moyenne de 150. A l’ouest, il est délimité par la Gold Coast britannique. A l’est, le Togoland est bordé par la colonie française du Dahomey et au nord par celle du Haut-Sénégal et du Niger, le tout appartenant au gouvernement général de l’Afrique-Occidentale française (AOF). Si la colonisation de ce territoire est une réussite sur le plan économique, et lui vaut le surnom de Musterkolonie,on est loin, en revanche, en 1914, d’une colonie de peuplement. On ne compte en effet que 363 Blancs, dont 327 Allemands seulement pour une population autochtone de 1 050 000 personnes environ.

Seconde des quatre colonies africaines de l’Allemagne, la Deutsch-Südwestafrika. Installée sur le territoire de l’actuelle Namibie, cette colonie est ancienne puisque le premier comptoir est fondé en 1883. C’est dans la Deutsch-Südwestafrika que va se dérouler le soulèvement des tribus Herenos et Namas de 1904 à 1907, suivi d’une terrible répression génocidaire reconnue en 2021 par le gouvernement allemand.

A la veille de la Première Guerre mondiale, le Sud-ouest africain allemand, sans qu’il soit question d’affirmer que les blessures et les séquelles des guerres contre les Hereros et les Namas sont refermées ou effacées, est à nouveau sur le voie du développement. Les infrastructures ferrées interrompues par le conflit sont achevées et comptent plus de 2 000 kms de voies. En 1912, pour la première fois depuis la fondation de la colonie, la balance commerciale est positive de 8 millions de marks or, en grande partie grâce à l’essor de la production diamantaire. La production agricole, essentiellement liée à l’élevage, le nombre de fermes passant de 330 en 1904 à 1 250 en 1914, est en nette progression. La population indigène n’a encore probablement pas retrouvé en 1914 son niveau d’avant le génocide contre les Hereros et les Namas, et se situe probablement en deçà de 300 000 personnes. Quant à la population d’origine européenne, forte de 4 600 personnes environ en 1904, dont 3 000 Allemands, elle est de 18 800 individus en 1914 dont 12 300 Allemands et près de 2 500 Boers. Ces chiffres, pourtant modestes, font de la Deutsch-Südwestafrika la seule colonie allemande de peuplement.

Troisième de ces colonies africaines, le Kamerun, le seul territoire, avec le Togo, qui soit revenu à la France en 1918. Cette vaste colonie de 750 000 km2 et probablement à plus de 3 millions d’habitants peine à être mise en valeur. Le climat y est en grand partie tropical, et le relief difficile avec des massifs montagneux imposants avec des sommets à plus de 4 000 mètres, notamment dans le nord du territoire. Les Allemands ont d’ambitieux projets de voies ferrées, qu’ils n’auront pas le temps de terminer et dont moins de 300 kilomètres, sur les 2 000 projetés, sont construits en 1914. Les transports se font le plus généralement à dos d’hommes sur des pistes de brousses régulièrement mangées par une végétation envahissante. Seuls quelques tronçons fluviaux sont accessibles à la navigation. Ces problématiques climatiques et géographiques expliquent en partie les difficultés rencontrées par les administrateurs coloniaux allemands pour mettre en valeur ce territoire qui produit essentiellement de l’huile de palme, du caoutchouc, du cacao, du café, du tabac, une petite quantité de coton et un peu d’ivoire. A la veille de la guerre, bien que la balance commerciale de la colonie soit nettement en déficit avec plus de 42 millions de marks d’importation contre 30 millions d’exportation, l’écart tend à se résorber au fil des années. Par ailleurs, plus de 12 millions sont investis annuellement dans les infrastructures de transport. Incontestablement, le Kamerun est en 1914 une colonie très prometteuse sur le plan économique. La principale ombre au tableau demeure la faiblesse du peuplement européen estimé à 2 000 personnes environ, dont 1 700 Allemands.

Et enfin, last but not least, l’Afrique Orientale Allemande (Deutsch-Ostafrika) constitue le quatrième territoire colonial africain de l’empire allemand. Englobant les actuels états de la Tanzanie, du Rwanda et du Burundi, ce vaste territoire connait des début agités avec des révoltes endémiques qui contraignent les Allemands à créer leurs premières troupes coloniales régulières en 1891 sous l’intitulé de Schutztruppe, avec les premières unités indigènes, les Askaris. A la veille de la guerre, la Deutsch-Ostafrika est un territoire en pleine expansion, doté d’un fort potentiel économique encore peu et mal exploité. La seule véritable ombre au tableau concernant son développement reste, comme dans la plupart des colonies allemandes, la faiblesse du peuplement européen, ce vaste territoire ne comptant que 5 339 Européens dont 4 107 Allemands. C’est pourtant là que la résistance coloniale allemande aux troupes alliées sera la plus acharnée. En effet, alors que la plupart des colonies allemandes sont conquises par les troupes alliées dès 1914 (c’est le cas de Kiautschou en Chine, de l’ensemble du domaine colonial océanien ainsi que du Togoland), suivi rapidement par la capitulation de la Deutsch-Südwestafrika (1915) puis du Kamerun (1916). Les troupes allemandes de la Deutsch-Ostafrika, pourtant coupées de tout soutien de la métropole allemande, résiste jusqu’à la fin de la guerre, grâce notamment à l’ingéniosité et l’opiniâtreté du général von Lettow-Vorbeck. Au total les 14 500 combattants coloniaux allemands, 2 500 européens et 12 000 indigènes, parviendront à échapper à l’étau de pas moins de 267 000 soldats alliés (29 500 Portugais, 17 500 Belges, 220 000 Britanniques et Sudafricains), se payant même le luxe de reporter une ultime victoire, le 12 novembre 1918 à Kasama.

L’aventure coloniale allemande prendra définitivement fin en 1919 avec la signature du Traité de Versailles et la confiscation de l’ensemble de son empire colonial.

Si la question de la reconnaissance du génocide des Hereros et des Namas est venu donner un coup de projecteur tragique au passé colonial de l’Allemagne, la réalité de l’héritage colonial allemand est cependant moins sombre. D’une part parce que dans beaucoup de territoires, notamment océaniens, les seuls travaux d’infrastructures menés pendant des décennies l’ont été sous administration allemandes, ensuite parce que des communautés, notamment linguistiques ont survécu aux années. C’est le cas notamment en Namibie ou près de 32 000 Blancs (sur 100 000 environ) déclarent l’Allemand comme langue maternelle, auquel il convient de rajouter 45 000 Noirs et Métis qui parlent un pidgin issu de la langue allemande, le Küchendeutsch, tandis qu’en Nouvelle-Guinée survit encore le seul créole allemand existant, le Unserdeutsch.

La Namibie possède par ailleurs le seul quotidien africain de langue allemande, qui se trouve être aussi le plus ancien quotidien namibien, l’Allgemeine Zeitung fondé en 1916 et encore édité à environ 6 000 exemplaires.

En Chine, la Deutsch-Chinesische Hochschule (Collège germano-chinois), école supérieure créée en 1909, pour accueillir aussi bien les enfants des fonctionnaires et commerçants allemands que les fils des élites chinoises, est devenue aujourd’hui l’Université de Qingdao, qui compte 50 000 étudiants. Héritage du passé, une convention a été signée entre les Universités de Bayreuth et de Qingdao en 1993 pour insérer un programme linguistique germanophone en Chine. En 2007, ce programme a été complété par la création de deux instituts de coopération sino-allemande.

En avril 2017, le Togo et l’Allemagne ont annoncé la création d’une Chambre de commerce germano-africaine dont le siège est à Lomé.

Un mot, en guise de conclusion, concernant les anciens combattants allemands indigènes de la Deutsch-Ostafrika. En 1952, le général von Lettow-Vorbeck, âgé alors de 83 ans, entreprend un ultime combat, celui d’obtenir justice pour ses anciens compagnons d’armes africains. Il se rend en voyage dans l’Est africain en 1953. Reçu en grandes pompes par les autorités coloniales britanniques, il est accueilli avec enthousiasme par les populations africaines et rencontre de nombreux anciens askaris. La presse allemande, stupéfaite, publie de nombreux articles sur cette visite.

Lorsqu’il décède en 1964, quelques dizaines d’anciens askaris font le voyage, à leurs frais, pour rendre un dernier hommage à leur général. Cette même année, le nouveau Ministre fédéral de la défense, Kai-Uwe von Hassel (1913-1997), membre de la CDU et fils d’un ancien officier de la Schutztruppe für Deutsch-Ostafrika, entreprend de donner une suite posthume aux demandes de Lettow-Vorbeck. Un poste est installé par le gouvernement allemand au Tanganyka pour y recevoir les doléances de quelque 350 survivants. Pour obtenir les arriérés de soldes et bénéficier des droits à la retraite, les postulants doivent produire des documents ou pièces d’équipement de l’armée impériale. Mais certains ne possédant plus aucun souvenir, il est décidé de leur faire passer un test de maniement d’armes, en allemand, en suivant le vieux règlement impérial des troupes coloniales. Chacun des 350 vétérans africains sans exception réussissent l’épreuve.

Sylvain Roussillon

Article paru dans l’Algérianiste n°177 (mars 2022)