Les bonapartistes à l’assaut des Amériques : et si Napoléon était devenu empereur du Texas ?

les bonapartistes à l’assaut des amériques

Dans le comté de Liberty, au Texas, au nord de Galveston, on peut encore trouver, çà et là, quelques pieds de vigne sauvage, vieux de plus de 200 ans. Ce sont les seuls et derniers vestiges d’une étrange et éphémère tentative de colonisation française menée par des vétérans des guerres napoléoniennes : le Champ d’Asile.

Waterloo, morne plaine

Le 18 juin 1815 au soir, les derniers combats de la Garde impériale sur le champ de bataille détrempé de Waterloo, tandis que le reste de l’armée française se désagrège, marquent la fin d’un monde. Bon nombre de soldats démobilisés retournent dans leur village, dans leur famille, retrouver une promise, une fiancée, renouer avec la vie civile au sein de la ferme ou de l’atelier familial. Cependant, pour quelques-uns le retour à la paix s’avère plus compliqué… Dignitaires proscrits par la Restauration, officiers placés en demi-solde, sous-officiers et soldats dont les seules attaches désormais sont la camaraderie et la solidarité née dans les régiments, les bivouacs et les champs de bataille, ils sont quelques dizaines de milliers à ne pas retrouver leur place dans la nouvelle France bourbonienne. Certains basculent dans de chimériques complots, pendant que d’autres choisissent la voie de l’exil, en Allemagne, en Belgique, voire aux Indes. C’est ainsi que quelques milliers d’entre eux se retrouvent au fil des mois sur le sol des jeunes Etats-Unis. A côté de quelques « célébrités » comme Joseph Bonaparte, le frère aîné de Napoléon, ou du maréchal Grouchy (encore que certains le rendent responsable de la défaite de Waterloo), beaucoup de ces exilés forcés ou volontaires sont des anonymes qui peinent à survivre. 

Le rêve américain

Ces exilés s’organisent tout d’abord au sein d’une French Emigrant Association, dont le siège est à Philadelphie. Son objectif est d’offrir du travail aux Français désargentés. L’association obtient même, en mars 1817, une subvention du Congrès américain pour créer une colonie agricole. Celle-ci voit le jour le 14 juillet 1817, à la confluence des rivières Black Warrior et Tombigbee, dans l’actuel état d’Alabama. Une petite ville, Demopolis, est fondée. Elle devient la cité la plus peuplée du comté de Marengo (inutile de préciser la raison du choix de ce dernier nom), établi en février 1818. Une autre ville, nommée elle aussi Marengo est fondée à la même époque. Elle deviendra Hohenlinden en 1823, du nom de la victoire du général Moreau contre les Austro-bavarois en 1800. Connue aujourd’hui sous le simple nom abrégé de Linden, la ville est devenue la capitale du comté de Marengo. D’autres sites verront le jour, comme Aigleville ou Arcola (là aussi avec une référence transparente). L’activité agricole, tournée autour de la vigne et de l’olivier, est encadrée par une Society for the Cultivation of the Vine and Olive, présidée par le général Charles Lefebvre-Desnouettes, comte d’empire, vétéran de Marengo, d’Austerlitz, de la campagne d’Espagne, et de celle de France. Il a mené la charge de cavalerie légère de la Vieille Garde à Waterloo

Cette colonie agricole attire près de 1500 volontaires à son apogée. Le choix de ces deux cultures particulières veut s’inscrire dans la tradition des travaux pratiqués par les vétérans des légions romaines. Cette initiative, en partie subventionnée par les autorités américaines, n’a rien de politique ni de subversif, et elle est d’ailleurs largement soutenue par la diaspora française et francophone des Etats-Unis. 

Certains exilés, cependant, regrettent l’absence de dimension politique de ces différentes installations. C’est ainsi que plusieurs proscrits, qui ont pourtant accompagné la création de Society for the Cultivation of the Vine and Olive, travaillent à la mise en œuvre d’un projet plus vaste. 

Les vétérans et le flibustier

Dès le mois de décembre 1817, 150 vétérans des armées napoléoniennes embarquent à Philadelphie, sous la conduite du général Rigaux. Ce dernier est un baron d’empire, vétéran des guerres révolutionnaires, de Marengo, d’Austerlitz, des campagnes de Russie et de France. Blessé à de très nombreuses reprises (Napoléon le surnommait le « Martyr de la gloire »), il a toujours joui d’une grande popularité au sein des troupes. Ses hommes et lui débarquent le 18 janvier 1818 à Galveston, au Texas. Le territoire est alors disputé entre l’Espagne et les partisans de l’indépendance du Mexique. Mais, la réalité du pouvoir, sur place, est assurée par un flibustier d’origine française, Jean Lafitte, un temps installé dans les bayous de Louisiane où, à la tête de plusieurs centaines de forbans, il s’est livré à la piraterie et à la contrebande. Il a obtenu le pardon de la part des autorités américaines en se mettant au service de celles-ci,  lors de la bataille de la Nouvelle-Orléans contre les Anglais en 1815. Profitant de l’instabilité qui règne en Amérique latine, Lafitte devient corsaire au service d’un des nombreux gouvernements insurrectionnels qui se disputent les colonies espagnoles, et c’est sous le pavillon de l’éphémère « République des Provinces-Unies de Nouvelle-Grenade » qu’il prend possession de la zone côtière de Galveston, à la tête de 600 hommes et d’une vingtaine de vaisseaux, en s’y auto-proclamant gouverneur. 

La grande évasion ou la grande illusion…

Sitôt débarqués, Rigaux et ses hommes s’installent au nord de ce territoire, au bord de la Trinity River, et le baptisent « Champ d’Asile ». Ils sont vite rejoints par d’autres initiateurs de ce projet : les généraux François-Antoine et Henri Lallemand, deux frères. Le premier est un vétéran des campagnes d’Italie et d’Egypte, d’Autriche, de Prusse puis d’Espagne. A Waterloo il a commandé les chasseurs à cheval de la Garde. Son frère, artilleur et baron d’empire, a été de toutes les campagnes impériales, blessé à la tête à Waterloo. Les deux frères sont non seulement proscrits en 1815 mais aussi sous le coup d’une condamnation à mort.

Si Henri demeure à la Nouvelle-Orléans pour assurer la logistique, via la base texane du « gouverneur-corsaire » Lafitte, son frère François-Antoine rallie les bords de la Trinity River en février avec 60 nouveaux volontaires. Sur place, Rigaux et ses hommes n’ont pas chômé. Ils ont édifié un petit campement protégé par quatre fortins équipés de 8 canons au total. Durant ses quelques mois d’existence, la colonie du Champs d’Asile regroupera environ 450 individus (dont quelques femmes et enfants). Ils s’organisent de manière militaire, en trois cohortes, une d’infanterie, une de cavalerie (dont beaucoup des membres restent à pied en l’absence de montures suffisantes), et une d’artillerie, regroupant aussi les vétérans du train, du génie et des services de santé (la colonie dispose d’un médecin).

Si les rapports sont bons avec les tribus indiennes voisines, à l’exception des Karankawas, dont le cannibalisme rituel repousse même des autres tribus, ils sont exécrables avec les autorités mexicaines balbutiantes. Celles-ci considèrent que cette colonie française naissante est de nature à perturber l’indépendance du Mexique et son intégrité territoriale. Quant aux autorités américaines, elles sont plus curieuses qu’alarmées, se demandant ce que peut bien cacher cette initiative…

La question se pose en effet : que cherchent ces exilés bonapartistes ? La réponse est désarmante de simplicité : faire évader Napoléon de l’île de Sainte-Hélène et constituer une base pour l’accueillir. Le projet n’est d’ailleurs pas aussi fou qu’il n’y paraît, ou en tous les cas, il n’est pas perçu ainsi à l’époque. En effet, Jean Laffite dispose des navires, des hommes et de l’expérience nécessaires à un tel coup de main. En outre, l’initiative du Champ d’Asile est soutenue financièrement par le libéral Benjamin Constant, rallié à l’Empire lors des Cent-Jours, et qui a lancé une souscription dans son journal La Chimère. Mais les fonds tardent à venir et c’est le richissime franco-américain Stephen Girard, armateur, négociant et banquier qui finance l’opération comme il finance le journal francophone et bonapartiste L’Abeille américaine, lancé en 1816 à Philadelphie. Il n’est jusqu’à l’ancien maire de la Nouvelle-Orléans, Nicolas Girod, qui aménage une maison, toujours visible aujourd’hui dans le Vieux-Carré français de la capitale louisianaise, pour accueillir l’Empereur. Quant à François-Antoine Lallemand, il envisage même, en cas d’échec, de se tailler un empire au Texas ou au Mexique et d’en offrir la couronne à Joseph Bonaparte, lequel ne manifeste d’ailleurs pas un grand enthousiasme… On sait que l’Histoire ne s’éceira d’aucune de ces façons…

Les derniers bivouacs

En juillet 1818, un fort contingent mexicain se présente devant le Champ d’Asile et somme les Français d’abandonner leurs installations. A sa grande surprise, les vétérans obtempèrent sans velléité de résistance. En effet, ces hommes sont des soldats, et la vie de colons les déçoit passablement. Le ravitaillement, acheté par Henri Lallemand et acheminé via Galveston par les navires de Jean Laffite, arrive de manière trop irrégulière. L’existence, au Champ d’Asile est dure, sans distraction, les nouvelles y sont rares. Bref, les uns et les autres ne sont finalement pas mécontents de devoir lever le camp. Les derniers colons embarquent de Galveston pour la Nouvelle-Orléans en septembre 1818, à l’exception d’une cinquantaine d’hommes qui se mettent au service de Laffite. Il sera lui-même contraint d’abandonner la baie de Galveston sous la pression de la marine américaine, désireuse de pacifier la région, en 1821.

 

Cette courte aventure, romantique à souhait, a toute la saveur des occasions manquées : celle d’une part de l’évasion rocambolesque de Napoléon, et d’autre part, celle d’une énième opportunité française en Amérique. L’uchronie d’une épopée napoléonienne aux Amériques reste à écrire…

Article paru dans le n°21 de Zentromag.

Sylvain Roussillon

 

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